Bibliographie de Pierre-Marie Beaude

Romans et récits adultes
 
 

Les publications pour la jeunesse et pour les « jeunes adultes » sont généralement bien identifiables grâce aux collections que les éditeurs leur réservent. Mais si l’on y regarde d’un peu plus près, bien des livres passés, écrits pour les adultes, sont devenus des best-sellers en jeunesse, comme si le temps leur réservait une seconde vie :  Jack London, Marcel Aymé, Ray Bradbury, Jules Verne… la liste serait longue. D’autre part, certains ouvrages contemporains, écrits pour la jeunesse, ou dans des collections dites de jeunesse, intéressent aussi les adultes. La liste serait longue, là encore. Me viennent à l’esprit les livres de Hubert Mingarelli, qui commença sa carrière en jeunesse (Le Bruit du vent, La Lumière volée, Le Jour de la cavalerie), le Sobibor de Jean Molla qu’on ne peut pas identifier tout simplement comme un livre pour la jeunesse, loin s'en faut. Les volumes du Clan des Otori sont publiés soit en jeunesse soit en adulte, en fonction des pays. Quant aux Harry Potter, les études montrent qu’une large proportion des lecteurs est adulte.

Que tirer de ces réflexions ? D’abord que les deux catégories peuvent  – ce n’est pas toujours le cas – se rejoindre tout simplement comme littérature. Beaucoup de contes sont sans âge, et donc pour tous les âges. Je pense à Zlateh, la chèvre, de I. B. Singer,  aux Contes italiens (fiabe italiane) de Italo Calvino dont le Marcovaldo, par ailleurs, est connu de bien des élèves italiens. En fait, certains genres littéraires se prêtent assez facilement à la transgression de la frontière jeunesse/adultes. Je pense à la littérature de voyage, d’aventure, aux livres sur les animaux, aux légendes et aux épopées,  aux grands mythes … En pensant littérature adulte, nous nous centrons presque naturellement sur le roman. Il est clair alors que certains romans ne peuvent pas migrer vers le roman jeunesse, d’où certaines thématiques sont exclues par décrets ministériels, le suicide par exemple. Et, pour en finir avec ce point, je note qu’en Angleterre, on fait beaucoup moins la différence entre littérature de jeunesse ( for young people) et littérature adulte.

Personnellement, J'ai écrit Le muet du roi Salomon en pensant le publier chez les adultes. Le démarrage d'une collection chez Gallimard jeunesse l'a orienté autrement. Pour être complet sur ce point, je dois noter que j'ai récrit ce livre quand il est passé de la collection "Page blanche" à la collection "Scripto". Une adaptation donc, moins difficile et moins complète, du Muet de "Page Blanche". 

Comme quoi il ne faut pas effacer trop rapidement le problème. Michel Tournier le sait fort bien, avec ses deux Robinson.

Le veilleur de Cibris

Publié en 1997, chez Desclée de Brouwer, ce roman se déroule en marge de la vieille Europe, au pays de Tolten, où le gouvernement décide d’envoyer un contingent de paysans, afin d’accélérer le dénouement de la première guerre mondiale. Des années après, Erik Olsen, jeune fonctionnaire en poste dans la province, assiste au retour des pauvres diables et à l’instauration d’étranges rites du souvenir. Dans le même temps, un petit homme, ami des livres, tente d’alerter ses compatriotes sur la montée du fascisme.

Voici le début du roman :

« Très tôt, j’ai été amoureux d’une femme de pierre. Je n’avais pas quinze ans, je venais d’arriver à Tolten afin de commencer mes études à l’Académie des Sciences et des Lois. Je me revois dans mon uniforme étriqué bleu marine, passant le seuil de la vénérable institution pour le congé hebdomadaire. Sitôt franchie la porte, la plupart des élèves dévalaient les rues pour rejoindre le port. Leur après-midi se passait à flâner du côté des ruelles habitées par la faune attirante des marins et des filles. Mon rendez-vous à moi ne m’imposait pas de quitter la cité haute. Je remontais la rue des Remparts jusqu’au musée. La femme de pierre m’y attendait, dressée sous les verrières du hall d’entrée que tapissait le ciel marin.

Je me rappelle cette première fois. J’ai bien dû rester l’après-midi entière à la contempler tellement me fascinait sa forme pure, comme si ce morceau de rocher sculpté par nos ancêtres imposait au cœur du pays les canons d’esthétique qui président à l’éclosion des jeunes filles et des femmes. »

Je sais gré à Sylvie Germain d’avoir postfacé ce roman avec une belle étude intitulée « Veiller, écrire, aimer ».

Ce roman épuisé figure sur le registre des livres indisponibles de la BNF en vue d’une édition numérisée.

Marie la passante

Ce récit a été publié en « Littérature ouverte », chez Desclée de Brouwer, en 1999. Il a très vite intéressé des gens de théâtre. Éric Lorvoire, metteur en scène, en a fait une adaptation, en complicité avec la comédienne Rachel Boulenger. Une première présentation a eu lieu le 6 mars 2000 au théâtre de la Maison des Auteurs  de la S.A.C.D. La pièce fut jouée ensuite pendant trois semaines au Festival Off d’Avignon et pour deux mois, de février à mars 2001, au théâtre Essaion, à Paris. Autres lieux de représentation : la crypte Saint-Sulpice, l’église de la Madeleine à Paris. Marie la passante a aussi été incarnée par la comédienne Martine Vienne pour plusieurs représentations en Belgique. Beau et sobre spectacle mettant en scène Martine Vienne et la soprano Catherine Meuris, en intermèdes vocaux a capella. Mise en scène d’Eric Gobin (Basilique nationale du Sacré-Cœur de Koekelberg, mai 2004 ; Marché du Théâtre, à Ittre, présenté par le Théâtre de la Vallette, août 2004, etc.)

Marie la passante traite de la figure de Marie Madeleine, qui traverse l’imaginaire occidental depuis vingt siècles, produisant un des grands mythes littéraires, d’une inépuisable fécondité. Beaucoup plus ancien que Tristan et Iseut, Roland à Roncevaux, Don Quichotte, Don Juan, le séducteur, Robinson sur son île, il se maintient si vivant que notre société le considère comme une vérité historique, alors que les historiens – dont je fais partie – savent bien qu’il s’est construit de siècle en siècle, à partir d’une documentation extrêmement pauvre. Depuis le livre de Dan Brown Da Vinci Code, il est clair, sur les plateaux de télévision, que Marie Madeleine était la femme de Jésus ! Qu’importe si les références historiques manquent. On en trouvera.  Par exemple : Jésus était rabbin, or les rabbins étaient mariés, donc Jésus était marié ! Si les dossiers étaient aussi simples, les centres de recherche universitaire à Cambridge, Oxford, Londres, Paris, Berlin, Yale, Bruxelles, Jérusalem, et j’en passe, seraient invités à fermer leurs portes pour cause d’inutilité. C’est le grand problème de l’historiographie. En physique nucléaire, tout chercheur appartient à une structure de recherche. Il est la plupart du temps engagé dans un travail d’équipe. Il participe a des colloques, expose ses résultats, se voit contesté, interrogé, validé dans son travail. En revanche n’importe qui peut se déclarer historien. On produit alors ce que Michel de Certeau appelait, avec pertinence, de la « demi-science ». 

En fait, nous ne savons presque rien de l’existence d’une Marie de Magdala, dans les évangiles. Le personnage de Marie Madeleine a pris consistance, dans la tradition, par l’assimilation de trois femmes mentionnées dans les évangiles : 1. Marie de Magdala dont Jésus chassa sept démons, faisait partie des femmes accompagnatrices de Jésus, était présente à la crucifixion, au tombeau 2. la femme qui verse du parfum sur les pieds de Jésus et dont on ne connaît pas le nom dans les trois premiers évangiles 3. et enfin Marie de Béthanie, sœur de Lazare, que le quatrième évangile assimile à la femme qui versa du parfum.

Plus tard, un évangile gnostique, l’Évangile selon Marie, dit que Jésus aima Marie bien plus que tous les apôtres. Un autre, l’Évangile selon Philippe, dit même que Jésus l’embrassait sur la bouche. Normal. Chez les gnostiques, en effet, Marie représente Sophia, la Sagesse, que Jésus courtise au plus haut degré. Marie ici est bien plus que la femme. Les gnostiques d’ailleurs sont misogynes car la femme a plus partie liée à la procréation, et donc à la multiplication de la matière, matière qu’ils dévalorisent au plus haut point.

Le mythe littéraire ainsi constitué s’enrichit de siècle en siècle. Je pense à la légende des Saintes Maries de la mer,  à la Sainte-Baume où Marie la pécheresse aurait pleuré ses péchés, à Vézelay qui conteste à Saint-Maximin-la-Sainte Baume les reliques de la sainte.  Et l’on ne compte plus les Madeleines peintes ou sculptées au cours des siècles. Et le mythe est toujours vivant, inspirant cinéastes et romanciers.

Bien qu’historien de métier, j’ai pris, dans mon récit, le parti du mythe littéraire, parce que je le considère comme une merveilleuse source d’inspiration pour un écrivain. Ma Madeleine occulte certains aspects de la tradition ; ainsi la pécheresse pleurant ses péchés et tenant – comme dans les « vanités » – un crâne contre elle. En revanche, j’ai développé d’autres perspectives, en faisant par exemple le rapprochement avec la femme du Cantique des Cantiques, courant nuitamment, blessée d’amour, dans les rues de la ville à la recherche de l’être aimé. J’ai ainsi tiré le personnage vers la mystique.

La scène-clé dans les évangiles est celle où Marie recherche le corps de Jésus et demande à celui qu’elle prend pour le jardinier : « Où l’avez-vous mis ? » Michel de Certeau, spécialiste de la mystique française du XVIIe siècle, explique ainsi que la mystique est l’expérience du deuil impossible du « corps » perdu. Il existe deux façons de gérer la perte du corps de Jésus : 1. la façon dogmatique d’une Église qui ne cesse de combler le manque par la multiplication des corps : corps de doctrine, dogmatique, corps institutionnel, hiérarchique, corps architecturaux, édifices, lieux de pèlerinage… 2. la façon « mystique », dont Marie Madeleine est l’emblème : « où es-tu? ». La perte du corps met en mouvement. Le mystique est en quelque sorte un errant (M. de Certeau, La fable mystique, Gallimard, 1982, 109-110). Il est clair que mon personnage cultive le décalé social. Marie se retire sur une plage semi-déserte, elle élève des poules, ce qui n’est franchement pas la même chose que paître des brebis ! 

Simples portraits au fil du temps

Ce livre de nouvelles fut d’abord publié, nouvelle après nouvelle, dans le journal La Croix, pour le passage au troisième millénaire. Je l’ai rassemblé en livre et publié en 2000, chez Desclée de Brouwer.

Il s’agissait de trouver pour chaque siècle, un geste, une posture rappelant quelque événement important des chrétiens affrontés à leur temps. J’ai ainsi imaginé vingt portraits, les élaborant à partir de ce que je connaissais de leur époque. Portraits de personnalités célèbres comme Saint Paul ou Saint Benoît. Portraits de petites gens, inconnues de la grande histoire. Parmi les portraits qui me plaisent bien, après relecture : l’icône invisible, à propos de la querelle des images et des iconoclastes, l’homme qui toujours marchait, à propos du pèlerinage de Compostelle, La petite musique de Gaïa à propos des sorcières, la Cathare, à propos des hérésies…

 La Bible de Lucile

 J’ai parlé rapidement de ce livre dans Recherche. Publications pour grand public. Mais il peut être tout aussi bien classé en Littérature. Récits adultes. Il s’agit en effet d’un ouvrage à double face. L’une, didactique, rend accessibles les résultats acquis par la recherche scientifique sur la Bible. Un livre de vulgarisation en somme. L’autre est sa face littéraire. Car tout le livre consiste en un dialogue, par voie de courriels, entre deux personnages fictifs : un professeur à la retraite, qui a tendance à me ressembler un peu – mais il s’agit bien d’une mise en scène – et sa nièce, Lucile, une jeune femme, mariée et mère de deux enfants. Au fil de ce récit de 1248 pages, Lucile et son oncle s’offrent au lecteur comme des personnages proprement romanesques, levant le voile sur tel ou tel aspect de leur vie.

On manie beaucoup de savoir dans ce livre. Il est apporté surtout par le « vieux prof » qui passe la plupart de son temps dans son bureau, et se trouve maintenant assez déchargé de responsabilités pour faire le pari un peu fou de lire la Bible de A à Z avec sa nièce. Lucile a déjà essayé, et comme la plupart des gens, elle a capitulé. La Genèse et l’Exode se parcourent assez facilement. Mais le troisième livre, le Lévitique, rempli de lois et de prescriptions de toutes sortes,  a de quoi décourager les lecteurs les mieux disposés. Lucile le compare à un massif de dunes, tel celui qu’elle a découvert dans un voyage au Sahara et qui lui a valu bon nombre d’ensablements.

La jeune femme raconte. Elle n’a pas à dire  certaines choses puisque son oncle est censé les connaître. On la découvre ainsi par aperçus plus ou moins appuyés. On devine qu’elle travaille dans le social, sans autre précision, qu’elle a eu une solide formation, particulièrement en psychologie. La Bible lui fournit l’occasion de se poser en véritable lectrice ; j’entends par là qu’elle ne se pose pas en élève zélée, prête à avaler le savoir que distille son oncle. Elle discute,  elle ergote, elle a bien l’intention de ne pas laisser le « savoir objectif » lui voler sa place de lectrice. Elle accepte bien sûr que l’oncle fasse son travail de défenseur du texte en apportant tout un savoir historique, philologique, littéraire, culturel ; mais elle ne lui demande pas plus. La lecture est pour elle un constant va-et-vient entre ce que raconte le texte et ce qu’elle se raconte de sa propre existence. Les guerres de David sont ainsi l’occasion de réfléchir à la violence des hommes, ce qu’elle fait en se souvenant de sa mère partant à la recherche de la tombe de son grand-père, mort à la guerre 14-18, dans les cimetières de l’Argonne. Les psaumes la conduisent à se rappeler ses expériences d’étudiante allant se réfugier, pour préparer ses examens, dans quelque monastère. Elle prend fait et cause pour Urie le Hittite, l’oublié de l’histoire, pendant que les peintres s’entichent de Bethsabée qu’elle ne porte pas dans son cœur ! Elle réagit, elle discute, elle prend parti.

En donnant ainsi une grande place à une lectrice fictive fort créative, mon livre s’éloigne de l’exégèse et se rapproche de la littérature. L’exégèse biblique moderne n’est pas née chez des littéraires. Si on la fait commencer chez les Humanistes du XVIe siècle, ceux-ci se définissaient plutôt comme des philologues et des grammairiens que comme des gens de lettres. Érasme, le meilleur représentant des Humanistes dans le domaine biblique, était un immense érudit, avide de retrouver les meilleurs textes anciens, de les annoter, de les publier. Ce grand esprit se disait modestement « grammairien ». Contrairement à son contemporain Rabelais, il ne faisait pas de littérature. Au siècle suivant, c’est le mot « critique » qui s’imposa. Richard Simon, le plus connu des Critiques de la Bible au XVIIe siècle, l’utilise abondamment dans les titres de ses ouvrages. Ce mot venait en fait de  philologues et grammairiens, tels les frères Scaliger. Nous sommes bien, ici encore,  proches des érudits et loin de la littérature, même si depuis les Humanistes, des échanges entre érudits se faisaient au nom de ce qu’ils appelaient la République des lettres, qui dépassait les frontières idéologiques et politiques du temps. 

De nos jours, certains romanciers, poètes, essayistes conduisent à une liberté dans la lecture de la Bible que ne possèdent pas les exégètes, du fait des exigences de leur métier. Les exégètes ont du mal à les comprendre. Ils se sentent perdus dans un monde trop imaginatif, trop créatif. Pourtant, c’est bien grâce aux écrivains, aux  peintres,  aux cinéastes, que la Bible continue de se faire présente dans le monde. En donnant le sens des textes, les exégètes assurent à la lecture une certaine scientificité. Mais sans les artistes et les écrivains, la Bible serait fort appauvrie. Lucile apporte sa modeste contribution à la nécessité de faire vivre la Bible en la mettant constamment en dialogue avec sa propre existence, ses passions, ses désirs et ses rêves. C’est là la vraie lecture.

 

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