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16 novembre 2024. Réflexions sur Ulysse
Ce texte résume quelques points des entretiens que j’ai eus à l’université de Lorraine-Metz, dans l’île du Saulcy, le 23 octobre 24, sur invitation de Madame M. Bile, Présidente de l’association Kallirrhoé. J’ai pensé qu’il peut aider les enseignants lecteurs de ma trilogie sur Ulysse, aux éditions Gallimard Jeunesse. Ce ne sont que des notes rédigées sans trop de souci esthétique. Bonne lecture quand même !
J’ai appris beaucoup en rédigeant cette trilogie sur Ulysse. Et tout d’abord, bien qu’ayant commencé l’étude du grec en classe de cinquième, j’ai découvert ma grande insuffisance dans la connaissance du grec d’Homère, que j’ai trouvé bien difficile. Mais, heureusement, c’est en romancier et non en traducteur que j’ai abordé ce travail.
Ensuite, j’ai dû éprouver la misère psychologique du romancier appelé à écrire une histoire, pris entre le texte original, ou des textes anciens, ou parfois presque rien, et le texte à créer pour en faire une réécriture. Les choses ne sont pas simples, vous vous en doutez bien. D’autant que pour la jeunesse d’Ulysse, il y a très peu d’éléments dans Homère.
J’ai bien sûr dû me soumettre à certaines lois du genre « littérature de jeunesse ». Au plan de l’intrigue, par exemple, on évite les ruptures dans le déroulement du temps, les retours en arrière ; on lisse la narration de façon qu’elle ne cause pas trop de difficultés. Il faut garder le souci d’un fil d’Ariane pédagogique pour que le jeune lecteur ne se perde pas. Dans l’Odyssée, le célèbre passage du chant VIII où Ulysse entend l’aède Démodocos parler de lui comme d’un héros du glorieux passé, doit être simplifié. J’ai donc enlevé de la bouche de Démodocos ce qu’il raconte du héros pour le faire dire par Ulysse en personne. J’ai ainsi remis le matériau narratif dans l’ordre chronologique. Et, de ce fait, j’ai effacé une grande originalité du récit d’Homère.
Au plan lexical, on évite bien entendu les mots ou les formules compliqués. Cela dit, j’ai constaté qu’on peut dire beaucoup, et sur des sujets pas toujours faciles.
Une interculturalité
A titre personnel cette écriture m’a permis de me poser des questions nouvelles sur la société grecque et sur ces textes anciens. Le texte homérique fait référence lui-même à des époques anciennes, « au temps où… », au temps des héros que chantent les aèdes. Et j’ai noté qu’en plusieurs endroits, le texte d’Homère se rapproche de vieux textes proche-orientaux. J’ai ressenti en plusieurs endroits des signes d’interculturalité du bassin méditerranéen où les civilisations se brassaient.
Sans trop chercher dans ma mémoire, je note par exemple que, sur le chemin qui conduit au domaine de Circé, le dieu Hermès offre à Ulysse une plante de vie, le molu. Il s’agit d’une étrange plante blanche et noire, un pharmakon qui conjure les élixirs nocifs de la rusée magicienne. On songe bien sûr à la plante de vie de l’épopée de Gilgamesh, épopée répandue dans une très grande partie du Proche-Orient vers 1500 avant JC comme en témoignent les tablettes mises à jour dans les sites archéologiques. J’ai aussi découvert que la déesse Athéna décide de « prolonger la nuit » pour favoriser les retrouvailles d’Ulysse et Pénélope, ce qui n’est pas sans me rappeler Josué arrêtant le soleil et le cours de la lune pour permettre aux Hébreux de venir à bout des Gabaonites (Jos 10).
Ce sont de bien petites remarques (j’en rajouterai quelques-unes plus loin) mais qui ont corrigé mon idée que le grec était une langue classique pure et n’ayant subi aucune influence, faite pour être diffusée dans les collèges comme l’Institut Saint-Paul de Cherbourg, où j’ai commencé l’apprentissage de cette langue, en 1953. Troie, elle-même, est une ville qui ne ressemble pas aux cités grecques, mais évoque quelques cités proche-orientales.
Ulysse I, Prince d’Ithaque
Une jeunesse à inventer
La principale difficulté rencontrée pour écrire le premier volume, c’est qu’il n’existe pas de livre ancien concernant Ulysse. Flavius Josèphe a écrit une partie de son enfance, dans son ouvrage Bios. Pour Jésus, on a des récits d’enfance. Il n’y a rien de tel pour Ulysse. La difficulté est donc de trouver du matériau.
On cherche dans Homère lui-même, et aussi dans la littérature postérieure, les tragiques grecs par exemple, et plus largement. Par exemple le pseudo-Apollodore Bibliothèque (2e siècle av JC) rapporte des histoires intéressantes ; je lui ai pris la matière de mon chapitre 24, vol 1, où Achille est enfermé dans le palais de Lycomède par sa mère Thétis, pour qu’il ne parte pas à la guerre. J’ai romancé l’histoire, avec Athéna soufflant un rêve à Ulysse pendant qu’il dort avec Patrocle dans une cabane de pêcheurs ; le rêve lui fait voir une sœur fictive d’Achille. Vous avez là un bon exemple du travail : j’apprends cette histoire de harem royal, je construis une petite intrigue autour et je l’intègre dans ma réécriture, en la modifiant et en ne gardant pas tous les éléments.
J’ai découvert d’autres épisodes que je ne connaissais pas, par exemple Ulysse poussant sa charrue pour creuser des sillons dans le sable et y semer du sel. Il feint la folie pour ne pas partir à la guerre. Mais un prince, Palamède, perçoit sa dissimulation et jette Télémaque devant la charrue au risque de le faire tuer. En stoppant la charrue, Ulysse se dévoile. Il est loin d’être fou. Nulle part dans l'Iliade ou l'Odyssée, il n'est question de Palamède et de sa rivalité avec Ulysse. Mais Apollodore raconte cet épisode (Epitomé d'Apollodore III, 6-7), un petit bijou de récit dont un romancier ne peut que saisir quand il le découvre.
J’ai donc glané un peu partout, bâti une intrigue, où j’ai pu placer des personnages qui me paraissent tous s’imposer par une force, une lumière, une légèreté pour certains d’entre eux, une fantaisie pour l’autres, en tous points remarquables. Je n’ai eu qu’à romancer autour d’eux.
Bien sûr, j’ai veillé à annoncer dans le récit sur l’enfance des choses qu’on retrouve dans Ulysse adulte vu par Homère. Par exemple, j’ai relié la cicatrice de la cuisse d’Ulysse à l’épisode concernant Briséis. Je l’ai imaginée en partie, cette Briséis, lui donnant une mère grecque et un père roi, alors que dans la mythologie, elle est femme du roi Mynès, cité dans l’Iliade comme guerrier valeureux avec un autre appelé Epistrophe (chant 2, 690-692), et son père est prêtre d’Apollon. (Dans l’Iliade encore, Agamenon qui la vole à Achille la lui rend en disant qu’elle est vierge). En fait, je n’en fais pas une reine, mais une fille de roi (Voir mon tome 2, page 72) ; j’ai écrit que son père, roi de Lyrnessos, a une femme grecque qui vient se retirer avec Briséis, dans une maison des pentes du Parnasse, et prier Apollon au sanctuaire de Delphes. Et Ulysse sauve Briséis du sanglier qui la menace. Le lien entre sanglier et Briséis est fait par moi ; il m’a permis de tisser une intrigue romancière plus solide.
Briséis, bien sûr, m’a beaucoup marqué. Mais encore :
- Le père de Pénélope, Icarios, frère du roi de Sparte, Tyndare. J’ai souligné son souci pour sa fille, son amour des attelages attesté dans les textes anciens. Je ne sais plus trop aujourd’hui ce que disent les vieux textes et ce que j’ai raconté.
- Achille. Écrivant pour des jeunes, il m’était difficile d’en faire un guerrier, le plus grand, à l’horizon limité ou peu intéressé à autre chose qu’à la gloire des héros. J’en ai fait un ami proche d’Ulysse, ce qui n’est pas trop faux, mais appellerait sans doute des réserves chez un historien. Je passe, bien sûr, très vite sur le fait qu’il a tué la famille de Briséis, au cours des phases de conquête des villes satellites.
- Eumée. Personnage fascinant. Fils de roi d’une île située très à l’ouest si je me rappelle bien, enlevé par sa nourrice désireuse de retourner dans son pays, vendu à des pirates, acheté par Laërte sur demande d’Ulysse. C’est pour moi un personnage-clé. J’avais envisagé de finir le dernier volume de la trilogie avec lui. Eumée et la sœur d’Ulysse dont je fais l’amoureuse (ce qui n’est pas dit dans Homère) annoncent leur départ pour l’île de son enfance. Il devient ainsi le contrepoint d’Ulysse partant pour la guerre sous la contrainte. Lui, il part librement, et la sœur d’Ulysse entreprend son voyage librement elle aussi, par amour. Mais mon éditeur m’a conseillé de terminer avec le héros principal, Ulysse.
Une autre difficulté, en littérature de jeunesse en particulier, c’est qu’on tend à faire des grands héros des gens sympathiques, auxquels le jeune lecteur peut s’identifier. Or chacun sait qu’Ulysse, chez Homère, mais encore plus dans les tragiques grecs et aussi chez les auteurs romains, n’était pas toujours considéré comme le chevalier sans peur et sans reproches. Il suffit de lire le Philoctète de Sophocle pour saisir combien le personnage y est décrit comme rusé, menteur et capable de graves méchancetés pour récupérer les armes d’Héraklès. J’avoue avoir peu insisté sur les défauts d’Ulysse, qui sont pourtant grands. J’ai cédé à la loi du genre, mais je crois que je ne pouvais pas trop faire autrement. J’ai réussi en quelques endroits à souligner des failles ; par exemple, Athéna lui reproche son comportement quand il tend un piège mortel à Palamède, celui-là même qui avait osé risquer la vie de Télémaque dans l’épisode de la plage où Ulysse simulait la folie. Mais cela reste minime. J’ai fait d’Ulysse un ami d’enfance d’Achille, ce qui est sans doute exagéré.
Ce que j’ai donc aimé dans ce premier volume consacré à la jeunesse du personnage, c’est broder autour d’Eumée, le prince devenu serviteur. Et aussi traiter des caractères plus rudes, plus complexes comme celui du père de Pénélope, Icarios.
J’ai aussi romancé autour d’Autolycos, le grand-père maternel d’Ulysse, disciple de Hermès et chef d’une confrérie autour du dieu des voleurs. Dans mon roman, c’est chez lui que Briséis rencontre Ulysse. J’en ai fait un personnage un peu à la Robin des bois, qui a toujours le souci des plus pauvres.
J’ai inventé des personnages quand cela m’arrangeait : les deux nains par exemple. Ce sont habituellement, comme dans Chrétien de Troyes, des êtres maléfiques. C’est un nain qui invite Lancelot à monter dans une charrette pour retrouver la reine ; or la charrette est un véhicule dysphorique lié à la mort et aux exécutions. Mais dans ma trilogie, j’ai inversé les valeurs et fait de mes deux nains des êtres marginaux et positifs. Une chanson de Fabrizio de André m’a inspiré également. Dans son album No al denaro, no all’amore ne al cielo, il fait le portrait de personnages de l’Ouest américain qu’il emprunte à un certain Edgard Lee Masters, auteur que de André lisait dans sa jeunesse. Le livre de Masters, Spoon river (paru en 1916) est fait de témoignages de gens morts racontant depuis leur tombe ce que fut leur vie. De André, lui, leur donne la forme de textes pour ses chansons. Il fait ainsi le portrait d’un nain qui déclare :
« La maldicenza insiste, batte la lingua sul tamburo,
fino a dire che un nano è una carogna di sicuro
perché ha il cuore troppo, troppo vicino al buco del culo. »
« La médisance insiste, bat la langue sur le tambour,
allant jusqu’à dire qu’un nain est assurément une crapule
parce qu’il a le cœur trop, trop près du trou du c… »
Outre mes deux nains, j’ai aussi inventé « Tout-oreille » et ses fils qui surveillent pour le roi les mouvements des troupeaux et de leurs voleurs. Ces personnages m’ont permis de développer un des aspects économiques du temps, à savoir l’élevage du petit bétail. C’est d’ailleurs à la recherche de troupeaux volés qu’Ulysse, débarquant sur le continent, fait la rencontre d’Iphitos, qui lui fait don de son arc magique. Ceci m’a permis d’introduire l’histoire d’Iphitos et de ses rapports avec Héraklès.
Je n’ai pas inventé Athéna, mais j’ai aimé la raconter. Moi qui viens de la Bible où le Dieu unique est bien esseulé dans son ciel par rapport aux polythéismes, j’ai eu à gérer ce rapport si beau des dieux et des hommes. Un calque, un double pas si double que cela ? Des dieux menteurs, des hommes beaux comme des dieux ? Je signale à ce sujet la dernière parution d’un grand spécialiste, Pierre Judet de la Combe, Quand les dieux rôdaient sur la Terre, Albin Michel-Belles Lettres, 2024.
Ulysse 2. Vainqueur de Troie
Des trois volumes, c’est le second, consacré surtout à l’Iliade, qui a été le plus difficile à rédiger. En fait le texte homérien ne raconte qu’une cinquantaine de jours de la guerre contre Troie, entre le moment où Achille pousse sa grande colère et celui des funérailles d’Hector dont Achille a redonné le corps à Priam. Mon volume ne reconduit pas ce schéma narratif, mais commence avec Ulysse quittant Ithaque pour la guerre. La géante colère d’Achille n’arrive qu’au chapitre 10, page 48. Tout ceci pour des raisons de clarté. En fait, j’ai élargi l’horizon de la cinquantaine de jours que raconte l’Iliade. Départ d’Ithaque, puis une série de chapitres qui traitent de la guerre certes, mais aussi de ce qui se passe chez Pénélope, Laërte et Télémaque.
L’Iliade narre la guerre et ses violences avec une précision j’allais dire diabolique. Peu de détails nous sont épargnés concernant les blessures, les corps percés, les articulations déboîtées, les noyades, les morts par le feu, et j’en passe. Détails anatomiques à la limite du sordide. Le tout accompagné par de jolies formules, comme le refrain « la nuit lui couvrit les yeux ».
Soulignons aussi l’importance des rites mortuaires par le feu, des bûchers sur la plage. Et notons la présence de métaphores insistantes qui accompagnent le récit guerrier et convoquent ainsi le monde de la chasse, de la nature, de la mer, des nuages, des oiseaux, etc. Ces métaphores sont une sorte de temps de respiration et déjà une interprétation, limitée certes, mais réelle, des tueries décrites avec tant de réalisme. Voir par exemple le chant X, vers 360 ss : « Tels deux chiens aux crocs aigus, experts à la chasse, à travers un pays boisé, pressent obstinément une biche ou un lièvre… » (Iliade, Classiques en poche, traduction Victor Bérard, Les Belles Lettres, 2015, p. 81).
Importance aussi des signes du ciel. Un serpent qui mange des petits passereaux devient un présage. Le tout fait un monde étonnant. Il arrive qu’on se dispute sur le sens du présage ou qu’on refuse ce que dit un devin. Par exemple Hector ne voit pas un présage dans un serpent qui est pris dans les serres d’un aigle ; il ne veut croire en effet que les messages que Zeus lui livre directement. Il n’a pas besoin de serpent ni d’aigle (Chant 12, vers 231 ss. Belles Lettres , Iliade vol. 2, p. 177).
Nous sommes là dans une société de guerriers, avec des mœurs bien difficiles à raconter pour des jeunes. Comment rapporter l’aspect systématique de la destruction des villes satellites de Troie la capitale ? C’est le cas, de Lyrnessos, ravagée par Ulysse qui détruit la famille royale de Briséis. Hommes tués, femmes emmenées en captivité, condamnées à devenir servantes de leurs tortionnaires.
J’ai noté aussi, bien sûr, combien la guerre fait partie des rythmes de la vie. Il y a une saison pour cela. Dans un livre pour la jeunesse, il est difficile d’avoir des descriptions trop longues. Je n’ai donc pas pu exploiter autant que j’aurais aimé la description du bouclier d’Achille, œuvre d’Héphaïstos le forgeron, ami du feu volcanique. Sur ce bouclier, le temps de la guerre est inscrit, en opposition avec le temps de paix représenté, si j’ai bonne mémoire, par une fête, un mariage peut-être, bref, une cité en liesse.
Deux passages m’ont beaucoup impressionné dans l’Iliade.
1. La colère du fleuve. Le texte décrit la haine d’Achille, aveuglé par la mort de Patrocle, qui n’obéit plus au règles ordinaires de la guerre, mais massacre tout ce qu’il trouve devant lui, hommes, éléments de la nature, comme les vagues du fleuve. Le Xanthe, c’est le nom du cours d’eau créé par Zeus, refuse le massacre, et cherche à faire périr Achille pour que la tuerie s’arrête. Alors qu’il va mourir noyé, comme ses ennemis, Achille sort du fleuve, mais le Xanthe déborde et continue de le poursuivre. C’est Thétis qui le sauve en s’adressant à Héphaïstos. Celui-ci envoie sur la plaine des boules de feu. C’est la lutte entre feu et eau, l’eau bouillonne, s’évapore, la plaine s'assèche. Il y a dans cette scène un retour aux éléments cosmiques primitifs, le feu, l’eau. La rage d’Achille est telle qu’aucun humain ne peut l’arrêter dans sa folie meurtrière. La course d’Achille vers le fleuve, dans l’eau, hors de l’eau poursuivi par le fleuve sorti de son lit, est proprement géante. Et géante aussi l’intervention d’Héphaïstos jetant ses boules de feu.
2. Le vieux Priam vient réclamer le corps de son fils. Le film Troie, de Petersen, 2004, a scénarisé l’épisode. Mais malgré le vieux Peter O’Toole et le jeune Brad Pitt, je trouve que c’est plus beau dans un livre. Comme pour le fleuve, j’ai vécu cela comme un changement d’échelle, voire d’esthétique. Le vieux père Priam demande à dormir, il dort. On passe ici à un niveau différent. On n’est plus dans des parcours figuratifs de gens déterminés par leurs métiers (des soldats, des chefs d’armée), mais on passe à la génération, la paternité, la filialité. C’est le "père" que Priam met en avant, et ses réflexions tournent autour des différentes situations dans lesquelles le père et le fils peuvent se trouver. Cette sorte de décrochement fait une rupture avec les scènes de guerre si précises dans le vocabulaire qui reste essentiellement technique guerrière et de combat. On est ici dans un vecteur non de métier des armes (culturel), mais dans quelque chose de plus biologique ou de plus génétique : la paternité. Il faut que Priam descende à ce niveau plus fondamental, non plus la guerre, mais la paternité, pour faire son réquisitoire.
Ulysse 3. Marin perdu
Marin perdu, est un titre trouvé et suggéré par la responsable des collections, Aurélie. Il me permet d’introduire un thème qui me paraît essentiel dans ce Nostos, et qui est la reconnaissance (en grec, « anagnôrisis »).
Reconnaître
Arrivant sur son île, Ulysse ne reconnaît rien ; il doit refaire le parcours de la reconnaissance. Il y a tout un jeu, à cause des dispositions d’Ulysse à cacher, tout un jeu autour du cacher/révéler. C’est le cas avec le Cyclope quand Ulysse lui révèle qui il est, depuis le bateau, lui qui s’est caché sous le nom de personne. Ou encore quand il dit qui il est aux Phéaciens. Mais ici, le jeu concerne Ulysse, qu’on ne reconnaît pas certes, mais qui, arrivé de nuit sur Ithaque, déposé avec son lit sur la côte, ne reconnaît rien. On assiste donc a des péripéties conduisant au dévoilement de son île. Le symbole en est la brume versée par Athéna autour de lui, et qui va se lever et lui révéler où il est. Le marin perdu ne l’est plus.
Le récit va gérer beaucoup de « ne pas connaître » et de « connaître » ou de « reconnaître ». Reconnaître la terre, la grotte, le port. Se faire reconnaître par Eumée, Télémaque, etc. qui vont pour cela devoir passer chacun par une petite péripétie. N’oublions pas le vieux chien, Argos, bien sûr. Arrivé au palais, déguisé en mendiant, Ulysse voit des prétendants qui ne le reconnaissent pas. La servante Euryclée, elle, le reconnaît à la cicatrice de sa cuisse. Pénélope qne sait pas, se doute, pose un piège (l’histoire du lit déplacé), reconnaît son homme. À Laërte dans sa campagne Ulysse révèle qui il est, après l’avoir sermonné pour sa saleté. Ajoutons les signes : les arbres plantés jadis par Laërte et dont Ulysse se souvient, la cicatrice faite par un sanglier. Il y a aussi le lit que Pénélope demande de déplacer alors qu’Ulysse l’a chevillé à l’olivier dans la chambre ; à sa réponse où il s'étonne qu'on ait pu déplacer le lit, elle reconnaît que c’est bien lui. Il y a encore l’arc que Pénélope présente aux prétendants en promettant d’épouser celui qui saura l’utiliser pour traverser les haches. Il y a là, dans ces petites séquences d’anagnôrisis (reconnaissance) une voie royale pour comprendre les derniers chants de l’Odyssée.
Les personnages
J’ai pris quelque liberté avec le récit homérien. Je marie Eumée et Ctimène, sœur d’Ulysse. On ne dit rien de tel dans Homère. Des traditions marient d’ailleurs Ctimène à un compagnon d’Ulysse. En fait, mon idée était de montrer qu’il n’y a pas que des départs pour la guerre. On peut voyager aussi par amour, et donc Eumée, éloigné de son île natale par violence rentre dans son pays et c’est sa femme, Ctimène, qui va s’exiler pour le suivre. Dans mon manuscrit, je terminais par cet épisode qui permettait un renversement des perspectives de voyage. Mais j'ai changé cette finale.
Les passages forts
Ils sont si nombreux que je ne peux pas les signaler tous ici. M’ont particulièrement marqué l’île de Calypso, où j’ai tenté de créer des figures sémantiques pour marquer un endroit aux limites de notre espace-temps. Par exemple la neige qui ne fond pas dans les mains d’Ulysse, ou encore la vigne qui produit toujours des grappes, sans respecter les saisons. Calypso me rappelle aussi un personnage connu dans le Proche Orient Ancien, Outa-Napishtîm. Cet Outa-Napishtîm se trouve dans l’épopée de Gilgamesh, d’origine sumérienne mais connue largement, je l'ai dit, au Proche-Orient, vers 1500 avant JC. Gilgamesh, roi d’Ourouk, voit mourir son ami Enkidou. Il entend parler d’un humain qui ne connaît pas la mort. Mais pour le joindre, il faut traverser la mer et en particulier l’endroit où sont les eaux de mort. Gilgamesh entreprend donc la traversée. Je remarque que Outa-Napishtîm et sa femme vivent loin des humains, exactement comme Calypso. Ils ne connaissent pas la mort. Pour Outa-Napishtîm, cette vie sans mort a été donnée par privilège des dieux à l’humain qu’il est. Pour Calypso, la raison est qu’elle est une nymphe. Mais dans les deux cas, on touche à la thématique de la vie sans la mort. La vie sans la mort reste une chose hors de portée des humains, elle n’est pas à portée de leurs mains. Il faut traverser la grande mer pour rencontrer un homme qui a reçu des dieux le privilège de ne pas mourir. Dans ces deux récits, se développe toute une réflexion sur la mort, la condition des humains qui meurent et celle des dieux qui ne meurent pas.
Ulysse choisit de refuser l’immortalité que Calypso se fait fort de lui obtenir auprès du dieu Hermès. Il repart auprès de Pénélope la mortelle. Gilgamesh, lui, s’entend dire par Outa-Napishtîm que les hommes sont mortels. Mais il existe cependant une plante de vie, au fond de la mer, qui permet à qui la mange de ne pas mourir. Gilgamesh va donc la récupérer au fond de l’eau, mais il se la fait voler par un serpent. Il doit rentrer chez lui en sachant qu’il mourra. Ulysse et Gilgamesh sont deux héros mortels.
J’ai aussi beaucoup aimé le voyage d’Ulysse aux Enfers, endroit où règne Perséphone, endroit où sont les morts. Ulysse s’y rend parce que Circé la magicienne lui dit que s’y trouve le devin Tirésias qui connaît le chemin pour qu’Ulysse rentre chez lui. Pour se rendre chez Perséphone, il faut arriver au pays sans lumière où vivent des humains, les Cimmériens, qui ne connaissent ni le jour ni la nuit ; il faut traverser le fleuve Océan qui fait le tour de la terre. Et sur l’autre rive, près d’un marais aux plantes et aux arbres pourris, se trouve l’endroit des morts. Ulysse doit faire exactement les rites que lui a indiqués Tirésias (importance du rite du sang : tout mort qui s’approche et boit le sang de la bête sacrifiée retrouve quelque vie). Ulysse y retrouve beaucoup de monde, Tirésias le devin, mais aussi Agamemnon tué à son retour de la guerre de Troie, et sa propre mère, Anticlée, morte de chagrin à cause du départ d’Ulysse pour la guerre.
Mais il est temps pour moi de m’arrêter. J’aurais encore tellement à dire. Je n’ai même pas parlé du passage le plus connu des enfants, l’histoire de Polyphème le Cyclope, fils du dieu Poséidon qu’Ulysse aveugle et défie, ce qui provoque la haine du dieu à son égard. Je laisse à mes lecteurs le soin de découvrir tant d’autres merveilles. Le retour en Ithaque, le conflit avec les prétendants, l’épreuve de l’arc d’Iphitos et des haches, les retrouvailles avec Pénélope, etc.
J’ai tenté de réfléchir quelque peu au wokisme que quelqu’un à la TV présentait récemment comme une quasi religion aux USA. Un autre, universitaire, disait que chaque année, au titre de professeur invité, il devait répondre à des formulaires visant sa capacité à compatir ou tout au moins à ne pas blesser les particularités de telle ou telle personne rencontrée, en particulier les étudiants.
L’idée d’identité narrative, développée il y a plusieurs décennies, peut nous aider à comprendre cela. On a besoin d’un récit pour dire qui l’on est. De cette nécessité du récit, il me vient un exemple extrait d’un vieux texte chrétien, les Actes des Apôtres. Un tribun romain arrête Paul de Tarse. L’entendant parler grec, il lui demande : « « Tu sais le grec ? Tu n’es donc pas cet Egyptien qui a provoqué des troubles récemment et s’est enfui dans le désert… ? » Paul répond : « Je suis juif, de Tarse, en Cilicie, citoyen d’une ville qui n’est pas sans renom » (Ac 21, 37-38). Et un peu plus loin, il raconte, aux juifs qui se dressent contre lui, qu’il est un juif de belle éducation, qu’il a persécuté les chrétiens, ensuite qu’il s’est converti…
Ce petit exemple montre bien qu’il faut un bon nombre de mots pour dire son identité ; il faut se raconter, ou encore comme on dit « se présenter ». Le wokisme me paraît bien exprimer cette conscience d’avoir plusieurs aspects à juxtaposer pour dire qui l’on est. Et parfois, on n’a même plus les mots pour le dire, tellement la souffrance intérieure est grande. Dans une société hautement structurée, un homme est un homme, une femme une femme. Mais dans notre monde occidental aujourd’hui beaucoup moins contraignant, on peut être homme et s’habiller en femme, porter une croix au cou mais être sans religion, être homo et/ou hétéro, parler l’anglais tout en étant né au Portugal d’une mère française et d’un père inconnu, être parfaitement bilingue, etc. Dans l’ouest de la France où j’ai passé mon enfance, on identifiait les cas minoritaires en en faisant des cas à part : un tel était divorcé (phénomène rare dans les années 1950) ; un autre avait fait quelques mois chez les Trappistes puis en était ressorti. Il était, pour la vie, même devenu père de famille, un ancien moine, voire un « défroqué ». Un de mes amis qui a fait dans sa jeunesse quatre ans de grand séminaire avant de s’orienter autrement m’a confié qu’il n’a jamais mentionné cet épisode de sa vie ni à ses amis ni dans sa famille, à cause de la connotation négative qui survit encore dans certains milieux.
Le wokisme aurait quelque chose à voir avec le refus de la stigmatisation. Nous sommes tous des êtres plus ou moins bosselés et porteurs des cicatrices de la vie ; nous sommes tous des êtres fragiles et nous demandons que le contact se fasse dans le respect des différences. Personne n’est un cas à part, personne n’est à montrer du doigt. Je pense, en écrivant ces lignes, aux films de Pedro Almodovar qui décrit si fortement les singularités des rapports sociaux, hommes, femmes, filles et mères, pères et enfants. Dans « mères parallèles », que j’ai vu récemment, on découvre un véritable jeu de déconstruction des liens « normatifs » de type familial et social. Enfant né d’un viol, échangé discrètement avec l’enfant d’une autre femme, femme solo hétéro et homo, etc. Almodovor n’oublie jamais la souffrance qui peut aller avec une telle déconstruction.
Nous avons vécu, les plus âgés d’entre nous, dans des sociétés marquées de façon binaire : je suis homme ou femme, je suis noir ou blanc ou jaune, plus rarement métis, je suis croyant ou athée. Aujourd’hui, nous découvrons ces zones grises qu’il est difficile de fixer dans des binarités. On serait en quelque sorte dans une vie d’anamorphoses, organisée non en ou/ou, mais en et/et. Je suis ceci, et cela ne m’empêche pas d’être en même temps cela.
La question que je me pose est bien sûr celle du prix à payer de certaines transformations, en particulier dans le problème des genres. Assumer le genre qui ne me convient pas ou le changer ? Si mon corps ne me convient pas, est-ce à l’esprit de décider que je veux en changer, quitte à recourir à de lourdes pratiques médicales ? Je fais, peut-être à tort, le rapprochement avec certains mouvements chrétiens des origines, pour lesquels Jésus était un Esprit (un éon) tombé dans une chair qui n’avait aucun prix et que le « salut » ne concernait pas. La chair n’est rien, elle n’est qu’apparence, seul compte l’esprit. Tel était le principe des gnostiques, étrangers à cette terre et au monde de la chair dont on pouvait disposer librement précisément à cause de cette absence de valeur. Mais ma question est sans doute bien trop théorique. Trop théorique est aussi la façon dont le document romain Dignitas infinita (infinie dignité) réprouve les « opérations de changement de sexe ». L’écrivain Frédéric Boyer, dans un bloc-notes de La Croix (semaine du 19 avril 24, p. 23) trouve cette réprobation bien problématique : « L’humanité ne devrait sa « dignitas infinita » que d’être un état absolu qui ne saurait être questionné par le désir, la souffrance, ni le mal-être ». Il préférerait parler d’« indicible humanité tant certaines existences personnelles sont confrontées à des choix déchirants, souvent vécus comme inexprimables ». Il est dur, parfois, de dire qui l’on est, ou ce que l’on désirerait être. Il est dur aussi d’assister à des décisions prises par des amis auxquelles il nous semblait que rien ne les y préparait. Humanité indicible.
Aux racines de nos civilisations, il y a eu la création de larges unités capables de rassembler des singularités. Par exemple, les Grecs, en particulier Aristote, nous ont appris à ranger dans un genre littéraire des œuvres éparpillées chez différents auteurs : le genre tragique n’est pas le genre comique, l’épique n’est pas l’historique. Socialement, il y eut les citoyens de la cité, les esclaves, les affranchis, les bannis, les étrangers, les migrants qui s’installent… C’est donc en ramenant à des genres rassembleurs que nous sommes conduits. Il semble qu’aujourd’hui, ce soit la demande inverse qui se manifeste : s’il vous plaît, laissez-moi ma singularité ; elle est peut-être inexprimable, mais c’est le fruit de mon désir que je ne saurais dire ; la seule chose que je demande, c’est qu’elle ne fasse pas de moi un « réprouvé ». Ne me retirez pas votre bienveillance. Nous appartenons à la même humanité.
Ce n’est pas obligatoirement une joie folle qui nous vient à l’esprit à l’entrée de cette nouvelle année. Le ciel est sombre du côté de l’Ukraine, de Gaza, du Yémen et de tant d’autres régions du globe. La France, l’Europe ne manquent pas de problèmes. Et chacun, dans sa famille, peut lister les soucis qu’il aimerait voir s’envoler au plus vite. Mais le rite revient annuellement, et finalement il permet de renforcer les liens entre personnes qui ne se perdent pas complètement de vue, quand bien même ils n’ont plus que peu d’occasions de communiquer. Envoyer des vœux en Normandie, en Lorraine, en Italie, au Québec, en Afrique me permet de revivre en souvenir des belles périodes de la vie, et cela est un bel exercice. Le meilleur soit pour vous tous, chers amis.
J’ai enfin créé la page de mon voyage sur la Côte Ouest des USA (Voir Espace Horizons). Voyage datant du printemps 2011 ! Le temps ne nous fait pas de cadeau. Pour la réaliser, j’ai profité d’un moment de loisir après la relecture des épreuves du troisième volume de Ulysse, à paraître aux éditions Gallimard Jeunesse en février 2024. Le titre : Ulysse 3. Marin perdu. Ce tome sera légèrement plus long que les deux précédents. Il y avait beaucoup à dire avec ce retour interminable d’Ulysse vers son Ithaque natale. Voilà la trilogie finie. Et je relis actuellement les idées de projets éparpillées sur des notes jetées à la va-vite. Il se peut que je revienne à l’histoire du christianisme, en littérature adulte. J’en suis au stade des essais. Pas de décision décisive encore.
On me signale que La Bible de Lucile est épuisée. On ne la trouve plus chez l’éditeur. Je me renseigne sur ce point. Il s’est vendu environ 5000 exemplaires de ce gros livre de plus de 1200 pages, paru en 2014. Les témoignages des lecteurs me montrent que les quatre années mises pour l’écrire n’ont pas été inutiles.
Les critères ne manquent pas pour qualifier ces années actuelles de moroses. Crise du réchauffement climatique, guerres en plusieurs endroits de la planète, dont une en Europe, phénomènes migratoires, tout cela après le Covid qui a modifié bien des perspectives avec, par exemple, l’augmentation du télétravail, le désir de vivre loin des villes.
J’ai lu et entendu que certaines nouvelles techniques et pratiques nous barrent définitivement le retour en arrière. Et l’on cite les réseaux sociaux qui sont devenus une sorte de déversoir de bien des frustrations, des inélégances et des n’importe-quoi. Je n’ai pas assez l’expérience de ces nouveaux médias pour en juger avec compétence. Mais juste un point : ce qui à l’origine était présenté comme un plus dans la communication apparaît comme un moyen redoutable de faire perdre du temps à tout le monde dans la mesure où il faut déployer beaucoup plus d’enquêtes pour trier le vrai du faux au milieu d’informations et d’affirmations contradictoires. Je lisais aussi dans un journal que l’utilisation invasive d’algorithmes risque à terme d’anéantir la possibilité du dialogue démocratique puisqu’ils renforcent la bulle dans laquelle vos centres d’intérêt vous situent. Moins d'écoute et d'attention à l'autre, donc. Je reçois de fait, non sans agacement parfois, des recommandations de lecture de la part de plusieurs instances. « Nous avons pensé que ceci pourrait vous intéresser ». Une association internationale de niveau universitaire, qui promeut la recherche, m’inonde de toutes les citations qu’on fait de mes travaux dans les publications du monde entier. Vous pouvez aussi y charger vos propres publications à destination des autres chercheurs, ce que je n’ai pas fait. En revanche, je reçois presque quotidiennement des articles tournant autour des voyages sur les mers du XVe et du XVIe siècle, ceci parce que j’ai lu une ou deux des publications sur ce sujet, en m’intéressant à Christophe Colomb. Impression, à la longue, d’être épié et pressé dans l’orientation de mes lectures.
J’ai suivi à la TV l’interview d’une journaliste, ancienne de Science Po, Eugénie Bastié, à propos de son dernier livre la dictature du ressenti, chez Plon. Elle y établit le fait que le ressenti prend une place de plus en plus grande dans nos approches du monde, au détriment de la raison. Temps court de la réaction, du sentiment-éclair versus la raison et le temps long. " Notre civilisation reposait sur la raison, l'écrit, la lenteur, la longueur et la capacité d'abstraction. La nouvelle civilisation numérique repose sur l'émotion, l'image, la vitesse, l'extrait et le témoignage ("moi je'). Chacun se replie sur son moi, sur sa tribu ». Il est vrai que les « like » déversés en abondance dispensent de la réflexion ou du commentaire, comme je l’ai déjà écrit. Une émission concernant un réseau social d’origine chinoise (suivez mon regard) signalait récemment l’importance du complotisme dans le contenu. Les Américains ne sont jamais allés sur la lune. L’alunissage de Apollo 11 est une fake news produite en studio. Le monde se remodèle ainsi en fonction des rhétoriques politiques et des stratégies de la déstabilisation de l’autre.
On voit à la TV se développer des émissions consacrées au démêlage du vrai et des faux, que naturellement ni les complotistes, ni les accros des réseaux ne consultent. Impression de devoir consacrer du temps, et donc d’en perdre, pour rétablir une certaine objectivité dans les faits et les informations qui, naguère, nous étaient données moins embrouillées.
Mes dernières lectures. Les deux Beunes, de Pierre-Michon, chez Verdier, m’ont laissé quelque désillusion. J’avais beaucoup aimé la grande Beune, il y a quelque 25 ans et qui fait la première partie de la nouvelle publication, Les deux Beunes, la seconde étant La petite Beune. Impression que l’auteur, cette fois, pousse à l’excès la puissance métaphorique de son écriture, gorgée d’obsessions, pour mobiliser les éléments matériels du monde vers une célébration vertigineuse du désir amoureux. L’écriture se fait plus tourmentée, plus violente et comme déstructurée. J’ai pensé parfois aux touches de Van Gogh s’emparant d’un paysage et le métamorphosant. Maintenant, je lis le théâtre de Sophocle et je retrouve avec intérêt ces tensions tragiques entre des personnages. Oedipe m’impressionne, mais aussi des pièces moins connues que je découvre, comme les Trachiniennes, autour d’Héraklès. Après avoir baigné longtemps dans l’épique avec Homère, j’apprécie ici un genre nouveau, le tragique, qui obéit à ses propres lois et m’emporte dans un univers bien différent de celui des aèdes.
Je m’aperçois que les intervalles s’allongent entre les interventions dans ce journal. Je deviens plus lent avec l’âge. L’âge, ce coupable de nos petites misères quand ce n’est pas de nos grands maux.
Cet été, je suis resté en Normandie, où, comme on le sait, sont mes racines. J’y retrouve certains membres de la famille et les amis qui s’éloigneraient dans les brumes de l’oubli si l’on ne faisait pas cet effort de se rencontrer tous les ans. Avec le réchauffement climatique, je note que la région est en train de convertir en atouts maîtres ce que l’on considérait comme des handicaps. La température assez fraîche, même le crachin de Cherbourg n’apparaissent plus être des raisons pour courir se dorer au soleil de la côte d’Azur, en train de rivaliser avec les températures de l’Afrique.
Je prépare actuellement la parution du dernier tome de ma trilogie : Ulysse 3. Marin perdu. Il paraîtra vers la mi-février 2024. Se conclura ainsi un travail intéressant, qui m’a replongé dans la lecture des traditions antiques, grecques et romaines, sur le personnage edt son entourage. Le troisième volume raconte les grands épisodes de l’Odyssée. Un volume moins guerrier que le précédent donc, avec le développement de passages plus rêvés autour de figures devenues légendaires, comme le Cyclope Polyphème, Circé la magicienne, Calypso qui propose à notre héros l’immortalité.
On est toujours un peu hésitant quand il s’agit de décider de l’opportunité d’une carte géographique de l’Odyssée. Celle de Victor Bérard, grand helléniste mort en 1931, est critiquée à juste titre pour son positivisme scientiste tel qu’il sévissait alors. Quel intérêt y a-il à vouloir inscrire sur une carte de la Méditerranée un récit mythologique moins riche en précisions topographiques que ce qu’on en prétend tirer ? Dans Homère, l’île d’Éole, le maître des vents, est écrite comme se déplaçant lentement sur la mer (comme les îles Baladar de Jacques Prévert, vingt-huit siècles plus tard !) Quel intérêt y a-t-il à la fixer dans les îles éoliennes (fort belles au demeurant, je les ai visitées) ? Et comment tracer l’itinéraire du voyage chez Hadès et Perséphone, au royaume des morts, que Circé recommande à Ulysse d’entreprendre pour y rencontrer le devin Tirésias et où il rencontre aussi sa mère, morte pendant son absence? Le royaume des morts est situé du côté de la nuit, on passe au pays des Cimériens qui ne connaissent pas la lumière du jour, on franchit le fleuve Océan qui encercle le disque de la terre, on se retrouve dans un marais de saules pourris. On comprend qu’un tel voyage ait disparu de la carte de V. Bérard. Et l’île d’Ogygie, où réside Calypso ? La repousser au loin de la terre habitée, c’est l’envoyer près de Gibraltar, où franchement elle n’a pas sa place. Il y a quelques années, j’ai fait en bateau la traversée aller-retour de Tanger à la côte espagnole, je n’y ai pas rencontré l’île de la nymphe qui ne meurt pas. Je pense que pour de jeunes lecteurs, la carte peut être un élément important pour fixer l’attention. Et je compte bien sûr sur la pédagogie des enseignants pour initier à la dimension mythologique du texte d’Homère.
Du côté de mes lectures, rien à signaler. Je ne cours pas plus que d’habitude vers les sélections des prix littéraires. Attendre plus d’informations, écouter des amis qui auront lu, me paraît essentiel avant de me décider à lire à mon tour. Il m’arrive aussi de lire des critiques, mais pas trop. Le sentiment, me semble-t-il, y gagne du terrain au détriment d’arguments littéraires. Sans doute une influence des « like » et des « coups de cœur » qui peuvent conduire à une hypertrophie de l’émotion au détriment de toute considération esthétique. À ce sujet, je trouve bien malheureux le fait que, sur certains sites, l’on propose les ouvrages à la notation. Noter quoi ? Au nom de quoi ? Est-on à l’école ? « Ce livre est nul, il manque d’action ». « Ce livre n’est pas un bon roman, il est trop court ». Il ne me viendrait pas à l’esprit de noter aussi cavalièrement des peintures ou de donner une meilleure ou moins bonne note aux Demoiselles d’Avignon qu’à un portrait de Modigliani. Dire qu’un roman est trop court, cela revient, à mes yeux, à juger négativement une aquarelle parce qu’elle n’est pas une peinture à l’huile. Il y a des romans courts, avec moins de moyens, moins de personnages, moins de parcours figuratifs que des romans symphoniques. Il y a des romans pour piano seul, ou pour piano et violon, ou pour ensemble symphonique. J’aime les romans d’Antoine Choplin, ou de Erri de Luca, et tant pis s’ils sont courts. Ils n’empêchent pas les romans longs d’exister. Ils ne font d’ombre ni à Guerre et paix, ni aux frères Karamazov.
Devant le déferlement des parutions dans le secteur des livres, et leurs orchestrations médiatiques, quoi faire ? Prendre conseil auprès des gens en qui l’on a confiance, libraires, enseignants, amateurs de littérature pour faire son choix. Et, bien sûr, quand on est dans un poste d’enseignant, éduquer au goût, aider l’élève ou l’étudiant à enrichir son vocabulaire critique, afin de ne pas se contenter de ces expressions toutes faites telles que « l’écriture ciselée » qu’on retrouve un peu partout quand on veut encenser un ouvrage. Je lisais récemment une étude sur un homme de presse bien connu qui avait démultiplié la force de son empire en réunissant sous sa coupe des tabloïds anglo-saxons et des réseaux sociaux. Ce gigantisme des médias risque tout simplement de produire des lecteurs formatés directement connectables aux publications et spectacles formatés. Dans un voyage sur la côte ouest des États-Unis, la guide, habitante de Los Angeles, nous faisait visiter Las Vegas en nous disant qu’elle n’avait pas besoin de chercher ailleurs des spectacles de qualité. Elle était sûre en effet que tout ce qui se faisait de mieux dans le monde finissait par se retrouver sur une scène de la ville. Je n’ai pas senti l’ombre d’une hésitation dans ses affirmations. L’étude dont je parle insistait sur le fait que le conservatisme sociétal va souvent de pair avec la créativité technologique. Sommes-nous condamnés à tomber sous les stratégies des influenceurs de mode et de goût ? Où sont les veilleurs, les guetteurs, les empêcheurs de penser tout-fait ? Ils existent plus que je ne le laisse entendre ici. En parler nous conduirait trop loin. Ce sera pour une autre fois.
Vendredi dernier, une représentation de Ulysse 1. Prince d’Ithaque était donnée au collège Notre-Dame de Reims. Professeurs et élèves d’une classe de sixième, 32 élèves, s’étaient mis en tête de mettre au théâtre mon livre. Belle performance de mise en scène par la professeure d’Histoire Géo, forte d’une expérience théâtrale bien établie. Travail de résumé des chapitres par les élèves avec la professeure principale. Les élèves m’ont offert, en fin de spectacle, le document original de tout le processus mené à terme. Les acteurs étaient en pantalons noirs et chemise blanche. Les narrateurs changeaient régulièrement. Filles comme garçons pouvaient jouer un personnage féminin ou masculin. Les élèves ont mémorisé une masse impressionnante de répliques, car le spectacle durait environ 45 minutes. Toutes mes félicitations aux profs et aux élèves. Jouer devant les parents suscite bien entendu de l’émotion. Mais le résultat était au rendez-vous.
J’ai tant tardé à reprendre le fil de ce « Quoi de neuf ? » qu’on me demande, d’ici ou là, si je suis encore vivant. La réponse est positive, et je m’apprête même à fêter mes quatre-vingt-un ans. Une fête toute relative, car je n’ai jamais beaucoup célébré ce décompte des années qui nous rappelle surtout que nous ne sommes pas éternels. Ma mère, certes, a vécu jusqu’à 99 ans, après avoir élevé sept enfants et nous avoir parlé souvent de « sa petite santé ». Mon père, lui, qui avait une grande forme physique, l’aurait sans doute suivie dans cette compétition à atteindre le siècle, mais il est parti à l’orée de ses 80 ans, à cause du cancer de l’amiante qui toucha un bon nombre d’ouvriers des Arsenaux français.
Jean Grosjean m’a dit un jour qu’un des aspects du vieillissement est de voir l’espace se rétrécir. On s’aventure moins au loin. On rechigne à faire des déplacements qui ne posaient aucun problème quelques années auparavant. Un de mes amis d’enfance vient de troquer sa grande propriété contre un appartement plus facile d’entretien. Pour lui aussi, qui a exactement mon âge, l’espace se rétrécit. Rien de bien exceptionnel donc. Un de mes amis, de vingt ans mon aîné, m’écrivait peu de temps après sa retraite : « j’apprends à vieillir ».
Si on a l’âge de ses artères, on a aussi celui de son esprit. Et je suis heureux de constater que les projets ne me manquent pas. Le tome deux de ma trilogie sur Ulysse va paraître en février 2023. Il est intitulé Ulysse 2. Vainqueur de Troie. Je viens d’en corriger les épreuves, et j’ai reçu la une de couverture. C’est un volume plus difficile à écrire, surtout pour de jeunes lecteurs, car j’y traite essentiellement de la guerre de Troie. Place est donnée à la grande querelle entre Achille et Agamemnon. L’Iliade en effet ne fait que raconter une quarantaine de jours de la guerre, commençant avec cette fâcherie et se terminant avec la mort d’Hector, avec ce dernier vers : « Ainsi se souciaient-ils des funérailles d’Hector, maître des chevaux ».
Si, aux dires mêmes d’une amie helléniste, les batailles racontées sont répétitives et assez ennuyeuses, j’ai trouvé qu’il existe une étonnante densité humaine dans bien des passages. D’abord, il y a le sort des victimes de la guerre, omniprésents. Les familles décimées, les femmes capturées et réduites en esclavage après la destruction des cités. Il y a aussi le destin tragique des héros, celui de Sarpédon, l’allié des Troyens, celui de Patrocle et enfin d’Hector. Tout cela est raconté avec un excès de détails et de précisions, sur le ton de l’évidence . Et soudain, comme en contrepoint, arrive un passage de ton différent, tel ce long passage où le fleuve Xanthe se rebelle devant l’horrible boucherie perpétrée par Achille poursuivant les Troyens pour venger Patrocle. Une superbe scène épique où le héros principal est un fleuve en colère. Et encore ce passage, comme suspendu en marge du temps et du récit guerrier, où le vieux Priam s’en va, contre l’avis de tous, réclamer le corps de son fils dans la tente d’Achille le meurtrier. La rencontre est sublime. Le vieux roi avoue à Achille qu’il ne dort pas depuis la mort de son fils Hector et demande à dormir, là, sans attendre. Achille lui fait préparer un lit et devient, en quelque sorte, l’ange gardien de son sommeil.
Je parlerai un autre jour du tome 3 de ma trilogie. Autre ambiance, bien sûr, s’agissant du voyage retour dans la patrie, en grec le nostos, alors que la guerre de Troie se limite géographiquement à la Troade. Le récit y prend, là encore, des ton épiques, et s’aventure dans la fiction d’un voyage d’Ulysse chez les morts, pour y retrouver, sur conseil de Circé la magicienne, le devin Tirésias de Thèbes. De très belles scènes qui rejoignent dans mon esprit des textes littéraires du même niveau. Je pense par exemple à l’Épopée de Gilgamesh.
Mais ma prochaine publication est toute proche. Elle s’annonce avant la fin de l’année. Il s’agit d’un album illustré accompagné d’un DVD musical sur les Contes des mille et une nuits. J’ai eu grand plaisir à en écrire le texte. Et je m’en expliquerai dès sa parution, sans doute en Novembre. Bonne fin d’année à vous, amis lecteurs.
Petit bavardage est une expression trop légère pour évoquer le contexte géopolitique lié à la guerre en Ukraine. J’en ai déjà parlé, évoquant le fait que cette guerre en Europe me ramène, sur la fin de ma vie, à mes trois premières années d’existence. Famille déplacée, bombardement de notre maison d’emprunt, au Teilleul, durant la contre-attaque allemande de Mortain. J’ai publié sur ce site le journal de ma mère, écrit en temps de guerre. L’horreur de la guerre d’Ukraine me bouleverse. Combien de traumatismes à vie !
J’ai eu le grand plaisir de retrouver l’Italie pour trois semaines, au mois de juin. Séjour habituel, sur la Riviera del Levante, à une vingtaine de kilomètres de Gênes, où le pont qui remplace celui qui s’était écroulé a été reconstruit en deux ans. Une fierté pour les gens du pays. La chaleur nous a plutôt poussés vers les bords de mer et les petits chemins tout autour de San Lorenzo della Costa, San Rocco. Quelques sorties à Santa-Margherita et à Rapallo où, après deux ans d’absence pour cause de pandémie, j’ai retrouvé le plaisir de franchir le seuil de la librairie à la recherche de quelques bons « gialli » pour les vacances, et pour m’enquérir des nouveautés en littérature générale.
Juin est exceptionnel sur la côte ligure. Les mimosas d’été embaument les chemins, les bougainvillées apportent leur touche colorée dans un décor d’oliviers, de pins maritimes, de rouvres et d’autres arbres de méditerranée. En Ligurie, il y a longtemps que je ne fais plus de tourisme. Il me suffit de me laisser vivre tranquillement, de faire les courses, de lire, de bavarder avec les amis, et de finir la journée au balcon d’où j’aperçois, en contre-bas, Santa-Margherita, Zoagli, Chiavari, Sestri Levante et jusqu’au phare sur l’horizon, qui doit se situer à la hauteur des Cinque Terre, juste avant La Spezia et le début de la Toscane. Cette année, à 22 heures 30 précises, deux sangliers adultes accompagnés de leurs quatre marcassins sont passés sous mon balcon, empruntant la petite route goudronnée qui flanque la maison. Il faut dire que les belles vallées qui nous entourent leur offrent un habitat idéal. On voit leur passage ici et là, quand les poubelles sont renversées et les sacs éventrés. Il y a discussion entre chasseurs et autorités pour ce problème insoluble. Je me suis laissé dire que les chasseurs se proposent d’alléger la population des sangliers, et qu’en même temps il leur arrive de les nourrir pour leur assurer une bonne santé. Mais je n’ai aucune preuve de la véracité de cette affirmation.
Mon Ulysse. I. Prince d’Ithaque est maintenant en librairie. J’ai quelques échos, sans plus, et ai répondu à une interview pour une revue qui consacre son numéro d’été à … Ulysse. Le second volume paraîtra bientôt, en début d’année 2023. Il sera le bienvenu, car le premier tome, consacré à l’enfance et la la jeunesse, appelle le second, consacré aux dix années de la guerre de Troie. Je viens de commencer l’écriture du troisième, qui traitera du Retour (en grec, le Nostos). Bien sûr, j’ai lu et relu l’Odyssée, en plusieurs éditions. L’incontournable Victor Bérard (mort en 1931), en Poche et en Classiques Belles Lettres, où la traduction est accompagnée d’une introduction et de notes, plus récentes, de Silvia Milanezi, ainsi que du texte grec. Tout récemment, dans le Tout Homère (Albin Michel-Les Belles Lettres), 1294 pages, les éditeurs ont gardé cette traduction de l’Odyssée, accompagnée des notes de la même S. Milanezi. Je ne suis pas le seul à avoir apprécié tout particulièrement l’élégante traduction de Philippe Jaccottet, Homère, L’Odyssée, aux éditions la Découverte (1982 ; dernière édition en 2004). Font merveille la simplicité du poète, son sens du rythme (il ne conçoit pas de traduire ce poème de 12.000 mètres grecs autrement qu’en vers). Une grande réussite.
Enfin, si la thérapie par les livres suscite votre intérêt, voire vos interrogations, je vous signale un article paru dans le Bulletin des Bi0bliothèques de France : « Différentes formes de bibliothérapie en France et à l’étranger ». Article substantiel, susceptible de répondre à votre curiosité. Son auteur, B. Billa, sait de quoi elle parle, étant bibliothécaire de formation. Peu connue en France, le traitement par les livres a un siècle d’existence dans les pays anglo-saxons. Pour la France, citons au moins Régine Detambel qui a créé le concept de « Biblio-créativité » et s’intéresse depuis quelques décennies déjà aux vertus thérapeutiques du livre et de la lecture. J’ai appris bien des choses grâce à cet article dont voici le lien : https://bbf.enssib.fr/matieres-a-penser/differentes-formes-de-bibliotherapie-en-france-er-a-l-etranger_70618
À Hautmont, dans le Nord, deux classes, la cinquième Arthaud et la cinquième Noah, ont entrepris de lire et étudier mon adaptation de Gargantua. J’ai été très impressionné par la qualité des réflexions. Il y a beaucoup à découvrir par l’intermédiaire de ce texte : ce qu’est le langage populaire de la Renaissance, repris par Rabelais, langage tout aussi salé que les saucisses que mangent à profusion les héros. Les propos de taverne. Le genre carnavalesque, étudidé par M. Bakhtine dans l’œuvre de Rabelais. Ce qu’est la naissance d’un monde qui se dégage progressivement du Moyen-Age. La dureté de l’époque à cause des guerres (Charles Quint et François premier), les horreurs des guerres de religion. Le personnage fantastique de Rabelais, moine, médecin, écrivain, bon vivant, critique de la pensée aristotélicienne commune depuis le XIIIe siècle, adepte des sciences expérimentales. Adepte également de la pensée évangélique, telle que l’a initiée Martin Luther et qui attire les penseurs ouverts du catholicisme (Montaigne, Érasme, Rabelais) sans toutefois franchir le pas que quitter l’église romaine. Merci aux professeurs, particulièrement à Philippe Jacques, et aux élèves du Ronsard, qui en plus de lire mon Gargantua, ont constitué un jury littéraire pour lire plusieurs de mes livres (Laomer, Le livre des merveilles, Archéopolis…). Voici un texte d’accueil écrit par Aleksa à la façon de Rabelais, alias Maître Alcofribas.
« Nous avons l'horreur de vous souhaiter la bienvenue dans ces classes classes et classées avec la classe d'un classeur : la 5ème Arthard et la 5ème Noisette. J'espère que vous n'allez pas trop vous ennuyer avec nous et que vous n'allez pas perdre le goût de la langue française !
Nous avons étudié votre adaptation de Gargantua durant ce chapitre et, pour être sincère, c'était le moins ennuyeux de l'année ! J'ai tout particulièrement apprécié ce livre car il n'est pas trop long à lire et qu'il fait rire (comme mon discours). Je ne vais pas me ridiculiser plus longtemps et j'ai hâte de vous voir répondre à nos 300 017 questions.
Abreuvez-nous de votre vin de savoir ! Vous pouvez applaudir !
Aleksa Parun »
La photo ci-dessus est celle d’une « carte de charbon, pour attribution exceptionnelle à un consommateur de catégorie E. » Elle fut délivrée le 2 11 45, c’est-à-dire le jour de la naissance de ma sœur, destinataire de la carte. Ce supplément d’attribution de charbon (la carte comporte quatre coupons dont trois ont été utilisés) fut très certainement la bienvenue, dans une famille de sept enfants, au lendemain d’une guerre qui nous laissa tous bien près de la misère.
La guerre en Ukraine me ramène ainsi, après quelque 80 ans, à mes premières années de vie. Comme je l’ai raconté dans « Espace Manuscrits – Ma bibliothèque – Journal de temps de guerre », j’ai vécu les bombardements de la contre-attaque de Mortain, à l’âge de trois ans. Je n’en ai gardé aucun souvenir, mais mon subconscient en a été marqué, si j’en juge par le nombre de maisons détruites dont j’ai pu rêver une fois devenu adulte.
La guerre est donc de retour en Europe, et elle n’a jamais vraiment cessé dans le monde. Je me souviens, pour le temps de ma jeunesse, de la guerre de Corée, de celle de l’Indochine, de celle d’Algérie, ensuite, de la guerre des Six jours, de celle du Koweit, de l’Afghanistan, de l’Irak, des Malouines, et j’en oublie beaucoup. La pulsion de guerre s’endort et se réveille, condamnant l’humanité qui aimerait vivre en paix au rythme des accès individuels de parano, des gestions agressives des rapports inter-états, des intérêts économiques accompagnés de toutes ces idéologies qui collent à nos sociétés. Certaines idéologies que nous avons connues nous paraissent mortes mais d’autres produisent d’incessants rejetons, racisme, autocraties, tyrannies, absolutismes des idées et des régimes. Des années de prison pour oser dire son désaccord à propos de guerre. Même des journalistes indépendants ont fermé leurs bureaux. Trop chère payée la liberté d’informer.
Il se trouve que, durant ce retour du tragique sur notre continent, je lis l’Iliade. J’ai écrit déjà combien sa seule lecture m’effraie. Ce réalisme dans la description des batailles, ces détails anatomiques concernant les blessures et les morts est presque insupportable. D’autres passages se font surréalistes, oniriques, comme celui où l’on voit le fleuve Xanthe sortir de son lit et courir après Achille, obligé de se sauver pour ne pas mourir noyé. Puis l’eau du fleuve se mélange au feu jeté du haut de sa forge par Héphaïstos. Fleuve et feu se contredisent sur la plaine, le feu brûle toute végétation, l’eau en feu carbonise les poissons et les cadavres descendants au fil de l’eau.
Les Grecs se battaient si souvent entre cités qu’ils en arrivaient à considérer que la guerre est une partie nécessaire du temps, comme le printemps, ou l’automne. Quand Héphaïstos, le forgeron boiteux, forge sur demande de Thétis un bouclier pour Achille, il y représente l’univers, le ciel, la terre, les eaux, les villes et les campagnes, les réjouissances dans les cités et les malheurs des guerres, et il entoure le tout du grand fleuve qui fait cercle autour de l’univers. La guerre est ainsi présentée par l’auteur de l’Iliade comme une chose inévitable, rythmant la vie avec cruauté, revenant comme reviennent les saisons.
Instruits par des siècles d’histoire, nous n’avons toujours pas réussi à juguler la guerre. Il s’en faudra encore de beaucoup, tellement la violence s’inscrit dans nos sociétés, depuis les origines. On est pris de colère et d’effroi en pensant à cet « infantilisme » comme dit le pape, qui génère cet autocratisme. Possédant des armes, l’autocrate produit malheureusement tout autre chose que des enfantillages. Il n’a pas plus d’égards pour la vie qu’un enfant qui arrache les ailes des mouches. Et son pouvoir n’est plus restreint à la cour de récréation, mais détruit de grands espaces du monde habité. Mes pensées vont aux victimes, blessés, esprits terrorisés qui supporteront toute leur vie de tels traumatismes. Terrible impression d’impuissance face aux géo-stratégies qu’on croyait d’un autre temps, le temps des colonialismes, des guerres d’empire, celui du National-Socialisme, celui du Stalinisme. Je repense soudain à l’écrasante vérité de Guernica, captée par le pinceau de Picasso.
En ce mois de janvier, je me suis demandé ce que m’a apporté l’année qui vient de finir, en termes de réflexion, de questionnements, d’observations. Voici un petit bilan, très incomplet, qui a au moins pour mérite de m’aider à mettre un peu de clarté dans mes pensées.
1. La pandémie. En traversant la crise de la Covid, j’ai découvert, comme beaucoup, combien la société française est fracturée. Difficile de la cerner comme un tout homogène. J’avais cru naïvement que l’arrivée d’un vaccin ferait l’unanimité, et... je me suis trompé. J’éprouve quelque difficulté à me représenter les motivations de ceux qui se disent anti-vaccin et donc anti-pass, celles des anti-pass mais non anti-vaccin, des anti-bigpharma, des complotistes et des anti-majorité. Il me vient une sorte de tournis devant ces mélanges de rationnel, d’émotionnel, de conviction individuelle, de considérations socio-politiques, d’inconscient sociétal, de souvenirs singuliers ou collectifs encore douloureux, et de bien d’autres ingrédients qui s’activent, voire sur-réagissent, dans le déroulement de cette crise majeure. Ces deux années nous ont paru pesantes par le manque de voyages, de contacts « en présentiel » que ne remplacent pas les moyens de communication virtuels, bien pratiques au demeurant. Mais je ne fais là que dire des banalités.
2. La raison critique. L’année écoulée m’a renforcé dans l’idée que la raison critique perd beaucoup de terrain dans notre société. Les fausses nouvelles circulent beaucoup depuis la crise sanitaire, tellement étranges parfois, qu’on se demande si elles ne sortent pas de quelque film de science-fiction. J’ai vu également se renforcer la dimension rhétorique du langage et du « process » de communication sociale. Les mots sont devenus une arme qu’on peut distribuer à ses troupes sous forme d’ « éléments de langage », telles des munitions en temps de guerre, pour « arroser » l’adversaire, ou encore pour « cibler » les indécis. Le langage (il faudrait sans doute plutôt dire les discours qu’on en tire) est utilisé comme une machine à persuader, à rallier à sa cause. Utilisé dans cette fonction, il est le fait de gens sûrs d’eux, convaincus qu’ils ont raison. Cette dimension n’est pas nouvelle, certes. Elle existait déjà, chez les orateurs et les avocats de l’Antiquité. Mais aujourd’hui, elle s’est mise au service de l’économie de marché. Elle nous suit comme notre ombre dans nos vies, en particulier par le biais de la publicité. Celle-ci n’a pas vocation à nous apprendre à raisonner. Elle fait « « comme si ». Une blouse blanche jetée sur un comédien sera suffisante pour vous vanter le meilleur dentifrice.
J’ai lu et entendu que les réseaux sociaux accentuent le remplacement de la raison critique au bénéfice du sentiment et de l’opinion. Quelqu’un émet une idée. Une multitude de « like » vient s’agglutiner autour, et devient une arme persuasive. Pas besoin d’exercer un raisonnement critique pour « liker ». Celui qui a le plus de « like » a gagné. Monde du sentiment, de la doxa.
Les penseurs « people » aident-ils la raison critique ? Vaste débat. Impression que beaucoup n’utilisent plus le raisonnement. Leurs moyens de communiquer, télévision, radio, presse écrite et livres personnels, ne les mettent pas dans la situation de se laisser autocritiquer. Ils possèdent un ego suffisamment averti pour éviter les endroits où le dialogue adversatif et constructif pourrait les aider à affiner leur pensée. On ne les voit quasiment pas, ou même pas du tout, dans les colloques de recherche universitaire.
Peut-être un début de raison critique est-il à chercher chez les « comiques ». Il m’est arrivé de bien rire en regardant les sketches que des amis ont pris sur les réseaux sociaux. Le rire, oui, et aussi, certainement, l’art, qui nous a fait tant défaut durant la pandémie. Ce sont encore, me semble-t-il, l’artiste, le danseur, le poète, le dramaturge, le peintre, le musicien, qui font de leur langue, de leur corps, de leur plume, de leur pinceau, de leur instrument, un moyen d’expression et de communication non soumis à la dictature des rhéteurs ou des « influenceurs ».
3. Les politiques. Je crois bien qu’ils prennent de plus en plus le virus ... de la pensée anti-critique. Il n’a jamais été de bon ton, en politique, de s’autocritiquer ou de se laisser critiquer. Mais aujourd’hui, qui accepte la discussion ? Il me semble que les politiques s’écoutent vraiment très peu et assènent leurs convictions, surtout en période d’élection, plus qu’ils ne raisonnent. Et les chaînes d’information continue, elles-mêmes en concurrence avec les réseaux sociaux, favorisent les débats qui se terminent en pugilat verbal. Inaudible pour le téléspectateur. Le mélange information, débats, publicité, nous plonge dans un univers de mélanges thématiques, fait de reprises continuelles d’infos si lassantes que des éditorialistes se demandent quel impact cela peut-il avoir sur notre bonne santé mentale. J’ai lu que certains journalistes seraient pour trier et sanctuariser les informations importantes qu’on pourrait aller consulter librement. Est-ce vraiment réalisable ? Comment choisir ce qui est important sans tomber dans la censure ?
L’information, sa valeur, la désinformation, l’intoxication sont des sujets que n’ignore pas la recherche universitaire, heureusement. En mai, par exemple, se tiendra à l’université de Lorraine (CREM de Metz) un colloque de l’International Communication Association : « Post-Truth and Affective Public’s Challenges to Social Ties. Disinformation, Populism, Data-Driven Propaganda. »
4. Les cathos. Les voici en plein marasme. Appelés à reconnaître les défauts systémiques de leur institution, en particulier sur les abus sexuels renseignés pour l’église de France dans le rapport Sauvé, ils voient certains membres éminents de leur hiérarchie proposer leur démission. Et voici, pour augmenter le marasme, qu’une lutte frontale se fait entre le pape et les « tradis ». Ceux-ci se montrent d’autant plus influents que nombre de catholiques ont quitté tout simplement l’église romaine, jugée irréformable. Nous voyons donc renaître des courants que le sociologue J.-L. Schlegel nomme les « contre-révolutionnaires » (La Croix, 06, 01, 22). Ce sont des instituts de vie, des paroisses, des monastères, des associations tirant en effet leur inspiration de ces courants qui refusèrent la révolution française, et avant elle, la pensée des Lumières. Quelle que forme institutionnelle qu’ils prennent, les contre-révolutionnaires s’inscrivent peu ou prou dans le courant de la pensée maurrassienne. Adeptes de la royauté pour certains, pour le conservatisme politique pour d’autres, pour une église aux rites immuables, ils ont toujours eu leurs entrées à la curie romaine dont on ne peut pas dire qu’elle brille par ses idées novatrices. Mais aujourd’hui, la surprise vient, bien sûr, du pape François. Né sur un continent très différent de l’Europe par son histoire, il fustige le cléricalisme, la verticalité hiérarchique, appelle à la fraternité et au dialogue avec les autres religions, au point que certains cardinaux américains vont jusqu’à dénoncer ses hérésies. Après deux papes très enclins à tendre l’oreille aux courants tradis, on comprend que la colère gronde, d’une « rare violence » comme l’écrit encore J.-L. Schlegel, contre le pape François. Où cela conduira-t-il ? Un schisme n’est pas à écarter. Le pape a d’ailleurs assuré qu’il en envisageait la possibilité et n’en avait pas peur. Ou bien, son successeur prônera un retour au « bon catholicisme » des deux papes précédents qui redonnera aux tradis la place qu’ils avaient sous leur pontificat. Il est donc possible qu’après une période où les cathos avaient accès à des instances de réflexion et d’action critique (je pense à la période de l’Action catholique de l’après-guerre, qui forma des gens éclairés, implantés dans leur milieu social), l’église catholique se rétrécisse autour de convictions identitaires, incapable de s’intéresser au bien commun et aux enjeux d’une société pluraliste.
5. Préservation de la planète et homme transformé. Nous vivons dans un monde sensibilisé à la préservation de la planète. Nous sommes soucieux du manger naturel, non trafiqué, de la médecine non-agressive ; certains refusent qu’on leur injecte des produits vaccinaux dans le corps, estimant qu’il vaut mieux laisser celui-ci créer ses propres défenses. Dans le même temps, en Californie et en Chine, un nombre important de chercheurs travaillent sur l’intelligence artificielle et sur la réalisation d’un homme connecté, dont les possibilités cérébrales seraient centuplées. Je doute que les puces d’intelligence artificielle qu’ils projettent de connecter au cerveau aient moins d’agressivité que les produits vaccinaux contre la Covid. En d’autres termes, deux rêves antagonistes restent à réaliser et annoncent de grandes dissensions. Je mets le premier sous le patronage de Giono qui aspirait à une nature paisible ; on comprend qu’après avoir connu l’usine à tuer de la grande guerre, il ait porté ses rêves du côté du naturel. Il écrivit un jour son étonnement d’avoir rencontré un enfant qui ne savait pas les noms des arbres mais connaissait toutes les marques de voiture automobile. Je mets le second sous le patronage de Jules Verne, l’ingénieur, qui aurait sans doute applaudi les développeurs d’utopie résidant en Californie. Difficile, ici encore, de réconcilier les deux.
Difficile d’offrir les vœux habituels de bonne santé, de sérénité et de bonheur alors que nous entrons dans le nouveau en traînant derrière nous tous les problèmes causés par un virus qui ne semble pas plus disposé à s’arrêter aux fins d’année qu’aux frontières.
Je me suis essayé à quelques cartes de vœux et vous offre donc cette photo des environs de Marsala. Au nord de la ville, le long du littoral, se trouve cette zone de marais salants, toujours exploités. On peut s’y promener, on y rencontre des flamants roses et divers autres oiseaux fort gracieux.
Cette année verra la publication d’un premier volume d’une trilogie dont je vous parlerai en temps voulu. Ce devrait être pour avril.
Merci à vous tous pour vos courriers, vos réactions, votre fidèle amitié de lecteurs. Et... bonne année, malgré tout !
Chers « followers » devrais-je dire, mais je préfère vous appeler amis, vous tous qui me suivez et dont je contrôle le nombre par add-on. Depuis la création de mon site, nous en sommes à environ 40.000 visites. Je ne suis pas encore un « influenceur », mais ça vient ! Ou plutôt, non. Je ne désire rien d’autre que ce que j’ai déjà, cet instrument qui me permet de vous donner de mes nouvelles, vous annoncer mes publications, vous dire mon sentiment sur l’air du temps.
Je viens de terminer la partie italienne de ma balade dans ma bibliothèque. C’est une visite bien rapide, avec des manques voire des béances, mais cela reste un petit fil conducteur pour qui veut se promener. Je ‘ai rien dit, par exemple, de Nicolo’ Ammaniti, dont les séries télévisées (Miracolo et Anna) ne laissent pas de me fasciner par leur esthétique baroque. À la page Manuscrits, j’ai mis à votre disposition un nouveau téléchargement. Il s’agit d’un roman écrit, il y a deux ans environ, sur l’immigration. Vient-il en contre temps ? C’est possible. L’heure est peut-être plus au témoignage de ceux qui vivent les dures aventures des migrants. Ma parole et mon écriture ne peuvent pas rivaliser avec de tels témoignages. Si j’ai écrit ce roman, c’est parce que j’ai rencontré bon nombre de migrants dans ma vie, que je suis allé dans plusieurs pays d’Afrique, que j’y ai rencontré des « humanitaires ». Et puis, je me suis souvenu que ma vie a commencé avec un exode, celui de la guerre de 1939-45. Je n’avais pas trois ans quand ma famille a dû quitter la région de Cherbourg pour rejoindre une terre plus sûre vers le sud. En fait de sécurité, nous nous sommes retrouvés pris sous le feu de la contre-attaque allemande de Mortain. Une bombe ou un obus incendiaire a mis le feu au grenier où nous dormions. Nous avons dû nous enfuir en pleine nuit.
Mes lectures actuelles : je me suis plongé dans Jorge Luis Borges, Le rapport de Brodie. Je connais mal cet auteur important. Je n’ai lu surtout que des appréciations de son œuvre. Je découvre son côté dérangeant, étrange, ses histoires brutales, et cette fine attention aux phénomènes de l’écriture, à la mise en scène de l’écrivain, des souvenirs. Un monde qui ne manque pas d’épaisseur et fascine. Je poursuis aussi ma plongée dans le monde d’Homère. Grande œuvre, difficile parfois, à propos de laquelle je viens de lire cette phrase que Borges prête à l’un de ses héros : « Il se dit aussi que les hommes, au cours des âges, ont toujours répété deux histoires : celle d’un navire perdu qui cherche à travers les flots méditerranéens une île bien-aimée, et celle d’un dieu qui se fait crucifier sur le Golgotha » (Le rapport de Brodie, folio, nouvelle édition, p. 124)
L’élection présidentielle mobilise déjà la classe politique. Comme beaucoup, je suis les mouvements d’opinion rythmés par les sondages. Les chaînes d’info continue nous en donneraient la nausée, à toujours répéter. Nous sommes, depuis longtemps déjà, soumis à la contrainte répétitive des publicités. Leur but étant de faire vendre, elles n’ont pas vocation première à développer l’esprit critique. Elles s’adressent à la partie émotionnelle en nous, même quand elles se parent d’apparences rationnelles. Tel détergent est « deux fois plus efficace ». « Deux fois plus efficace que quoi ? », demanderait l’esprit critique. Telle voiture, c’est deux cents euros par mois. « Combien de mois ? » aurait envie de demander l’esprit critique.
En cherchant à faire passer leurs idées, les politiques utilisent des procédés de marketing, qui finalement n’aident pas plus l’esprit critique. Ils en arrivent à tordre la réalité pour la remplacer par un avatar du réel. On se retrouve ainsi dans une sorte de gnose, qui fait référence plus ou moins fantaisiste au réel et au factuel. La gnose, si je me réfère aux premiers siècles de l’ère chrétienne, c’est l’affirmation que le monde matériel et la chair sont mauvais, et que seuls sont sauvés les esprits supérieurs, atteints par l’illumination qui leur donne la connaissance (en grec gnôsis). Écoutant un essayiste, probable futur candidat, interviewé par une journaliste, sur la chaîne 26, je l’entends parler des guerres de religion au... XVe siècle. Lapsus ? On se dit en effet qu’il ne peut pas ignorer que les guerres de religion naissent au XVIe siècle, et se développent surtout dans la seconde moitié de ce siècle. En sont l’écho, en littérature française, Rabelais (mort en 1553) Montaigne (mort en 1592), Ronsard (mort en 1585) et bien d’autres. L’essayiste annonce alors que lesdites guerres de religion ont mis cinquante ans à s’éteindre ! Or l’édit de Nantes, de François Ier, roi de France, censé apporter la tolérance entre protestants et catholiques est de 1598 ! Et les persécutions religieuses continuèrent et conduisirent à la révocation de l’édit de Nantes, par Louis XIV, en 1685. Nous sommes loin des cinquante ans annoncés par notre essayiste. En fait, les guerres de religion empoisonnèrent, par vagues successives, deux bons siècles de notre histoire. Parlant ensuite de ses obsessions, l’essayiste nous apprend que le mot obsession nous vient d’un mot grec qui désigne le siège d’une ville. Mauvaise pioche, car le mot « obsessio » est d’origine latine. Je chicane, me dira-t-on. Peut-être, mais je vois surtout ici des indices d’une pensée qui ne prend pas la peine de respecter la chronologie et la matérialité des faits. L’important est d’interpréter, de faire passer le message. Un message qui perd son ancrage dans l’humble respect des faits et des dates risque bien, effectivement, de se transformer en gnose. Il faut nous habituer à cette pensée « médiatique » qui s’éloigne de plus en plus du savoir scientifique, pratiqué dans les laboratoires universitaires. Je repense à ce mot de M. de Certeau qui, en son temps (il est mort en 1986) parlait de la « demi-science ». On tire à soi l’histoire, à coups d’à peu-près et de citations.
La transition est toute trouvée pour signaler un livre de l’historien François Dosse, Amitiés philosophiques, chez Odile Jacob. Je lis qu’il y traite des relations amicales entre Aron et Sartre, Foucault et Deleuze, Ricœur et Derrida, Derrida et Lévinas… Je n’en sais pas plus pour l’instant, mais je vais lire ce livre. Il me replongera dans un temps où la philosophie et les sciences humaines étaient servies par de grands esprits, qui prenaient le temps, eux, d’ancrer leurs interprétations et leurs affirmations sur un respect scrupuleux des données matérielles, qu’elles soient issues d’archives, des textes anciens ou des enquêtes de terrain.
Mes lectures : toujours Homère. Quelques romans italiens des éditions Sellerio, de Palerme. Et aussi du théâtre, par Laurent Gaudé.
Si je réfléchis aux effets de la pandémique, je dirais qu’elle me plonge dans un monde plus compliqué qu’avant. La crise sanitaire, par exemple, a fait rebondir le complotisme, m’oblige à dépenser plus d’énergie pour savoir ce qu’il en est de fait, de la dangerosité du vaccin, des stratégies cachées des gros laboratoires, du rôle de la Chine dans l’origine de la pandémie, etc. Les réseaux sociaux disant tout et le contraire de tout, je me trouve devant des affirmations tenues par des amis ou des relations, qui vont de la fantaisie la plus échevelée à l’exposé de pseudo-théories qui se couvrent d’apparence rationnelle. Il faut donc du temps pour orienter son raisonnement, établir ses certitudes, se faire une raison critique. Hier encore, sortant de ma maison pour aller jusqu’à ma voiture, un seul chemin s’offrait à moi, sous forme de ces dalles traversant la pelouse en direction du garage. Aujourd’hui, c’est comme si, ouvrant ma porte, je découvrais un entrelacement de chemins sur ma pelouse et que je devais vérifier un à un lequel effectivement conduit à mon garage. Temps perdu ! Temps perdu encore à discuter avec quelques amis qui se révèlent soudain anti-vaccin, sans y être vraiment, tout en y étant. Ce sera le manque de motivation pour les uns, le choix de la médecine naturelle pour les autres. Laissons faire la nature, me dit-on : elle est bien capable de se créer des défenses et des anticorps pour résister. Mais la même personne vous informe que sa vigne, non traitée, est dévorée par l’oïdium et le mildiou. Là aussi, faute de traitements, elle a laissé faire la nature.
Je rentre de Normandie, où le virus m’avait empêché de me rendre l’an dernier. Aujourd’hui, grâce au vaccin, temps béni des retrouvailles en famille et entre amis. Nous avions tant à nous raconter. Le havre de Regnéville, que je partageais avec les moutons des marais, est d’une grande beauté. Une amie, habitante du havre voisin de la Venlée, nous apportait une partie du produit de sa pêche. Elle est experte en palourdes, que nous mangeons chaudes, acompagnée d’une sauce au beurre, à l’huile, à l’ail et à l’échalote, ou avec des spaghetti. Parmi mes lectures, j’ai pris plaisir à découvrir Antoine Choplin, que je ne connaissais pas. Une nièce m’a recommandé Le héron de Guernica, fort intéressant. Je continue l’exploration de cet écrivain par Partiellement nuageux, éditions La fosse aux ours. Autre lecture : Alessandro Baricco, Homère, Iliade, en folio. Il s’agit d’un texte écrit pour être lu en public. L’auteur fait parler les personnages importants, même le fleuve, et trouve ainsi une excellente façon de résumer les 24 chants de l’Iliade. Très belle réussite. Un ami m’a offert le tome 10 du chat du rabbin, où Sfar continue la réflexion sur ses thèmes favoris sous le titre Rentrez chez vous ! Vaste programme, car il faut naturellement savoir où est son chez soi. Enfin, si vous aimez l’Italie, n’hésitez pas à vous procurer le gros livre de François-Régis Gaudry et ses amis, On va déguster l’Italie, Marabout. Plus de 460 pages, qui vous promènent dans la cuisine italienne mais plus largement aussi dans la culture des différentes régions. Enfin, j’ai fait découvrir à des amis italiens le fort livre de Erri de Lucca, Impossibile, qu’ils ignoraient. Ils ont été enthousiastes. Il est traduit en français sous le même titre.
La Covid, à l’évidence, n’est pas près de nous lâcher. Difficile d’allumer la TV sans tomber sur des débats répétitifs qui nous donnent l’envie de fermer définitivement l’appareil. Quelques nouveautés, en fonction de l’évolution de l’épidémie, mais bien peu, au total. J’ai cependant noté des réflexions pour le moins surprenantes évaluant l’épidémie chez les personnes âgées en jours de vie possiblement perdues, et déduisant que la perte est moins lourde que chez les personnes plus jeunes. Quelqu’un a-t-il pensé à évaluer les décès des personnes âgées à partir des jours d’expérience définitivement perdus ? Qui disait qu’un Ancien qui s’éteint est une bibliothèque qui disparaît ? Ces derniers jours, le problème du Président américain réveille la monotonie des discussions. Je suis les aspects politiques du statut sanitaire des dirigeants avec un peu plus de curiosité.
Mais c’est surtout la résurgence massive de la « théorie du complot » qui m’a frappé ces dernières semaines. Mes vieux réflexes de prof me poussent à me demander comment je pourrais présenter à des étudiants de premier cycle ce qu’est cette théorie et ce qu’elle met en cause. Je rappellerais tout d’abord que la théorie du complot est ancienne. Elle est l’un des instruments les plus aptes à refaire l’unité d’une nation autour d’un pouvoir fort, a fortiori dictatorial. L’ennemi en veut à notre nation, il ment, il complote, il nous assène des fausses vérités. Il y a dans le pays des citoyens qui complotent avec l’étranger. On va montrer du doigt les traîtres, les emprisonner, les anéantir.
Récemment, l’empoisonnement de l’opposant russe A. Navalny a ainsi été présenté comme un complot des dirigeants de l’Europe pour imposer, sous ce faux prétexte, des sanctions économiques à la Russie. De l’autre côté de l’Atlantique, le président des USA estime que des extrémistes gauchistes ont propagé le feu en Californie et que le réchauffement climatique, qui rend les sols plus secs par manque de pluie, argument avancé par des scientifiques, n’y est pour rien.
De nos jours, la théorie du complot s’est nettement démocratisée. Elle se diffuse par les voies royales des réseaux sociaux, y trouvant une caisse de résonance internationale. Le vrai et le faux s’y mélangent, les pires ragots et les plus énormes invraisemblances s’y côtoient, comme c’était le cas jadis, à plus faible échelle, dans les discussions de lavoir. Lavoirs, soit dit en passant, que j’ai connus dans ma petite enfance, quand j’accompagnais ma mère à la rivière, la brouette remplie de linge sale ; elle louait une hotte en arrivant au lavoir et je passais de longs moments à côté d’elle, étourdi par les conversations, intéressé surtout par le drap lâché par inadvertance et partant au fil de l’eau, et que les femmes situées plus en aval finissaient par rattraper.
La caisse de résonance des réseaux sociaux amplifie à l’échelle de la planète nos micro-conversations, nos jugements sans discernement et nos opinions les plus fantasques. Face aux réseaux sociaux, les journalistes mettent sur pied des émissions chargées de mettre au jour les « fake news », preuves à l’appui. Efficace ? Sans doute pas pour les addicts du complot, dont le fonctionnement de pensée n’est pas celui de la rationalité du journaliste vérifiant ses sources (une des lois sacrées de la profession), apportant pour preuve tel ou tel document dûment authentifié.
Les sujets qui font l’objet d’un soi-disant complot se sont élargis, disons « peopolisés ». Tout, ou presque, peut servir à alimenter la machine à dénoncer les complots. Les Américains ne sont jamais allés sur la lune, ils ont fait « comme si » en créant des documents et des fausses images. Le nouveau virus a été créé par les dirigeants politiques pour masquer les vrais problèmes ; la critique de l’hydroxychloroquine est le fait de laboratoires qui veulent imposer leurs thérapeutiques financièrement plus rentables ; tous les vaccins sont des poisons qu’on nous injecte sous l’influence des laboratoires. Etc. Etc. Je n’ai nullement l’intention ici d’ouvrir la discussion sur ces dossiers. Je signale seulement combien les affirmations sont massives, se développent très vite et franchissent toutes les frontières et toutes les barrières.
Peut-être ce phénomène du complot peut-il être éclairé par deux mots qui, chez les anciens philosophes grecs, permettaient de mettre un peu d’ordre dans la diversité du savoir. On distinguait d’une part ce qui ressortissait au domaine du « logos » (entendons : la rationalité) et d’autre part ce qui était du ressort de la « doxa ». Je relève, pour faire bref, cette définition sur le site internet « La toupie » : « Plus ou moins homogène, la doxa est constituée d'opinions pouvant être confuses ou pertinentes, de présuppositions communément admises, de maximes, de préjugés populaires, qu'ils soient positifs ou négatifs. Le concept de doxa peut être utilisé en sémiologie, dans l'étude du discours, en sociologie et en épistémologie ». On peut opposer la doxa-opinion au logos-rationalité, ou encore comme le fait Husserl à l’ensemble du savoir et des connaissances scientifiques d'une époque.
À partir de ces considérations, je dirais que la théorie du complot soumet au jugement populaire des sujets qui sont du ressort de la science, donc traités par des procédures contrôlables par la communauté scientifique, réitérables, validables. N’étant plus soumis au contrôle du logos, le jugement populaire peut prendre toutes les directions. Il y a une quarantaine d’années, un de mes collègues, grand amateur des États-Unis, me parla d’un auteur américain disant que l’Amérique n’existait pas, n’avait jamais existé, mais que son existence était le fruit d’un immense complot commencé avec Christophe Colomb et qui continuait à masquer l’évidence de nos jours. C’est cet ami qui m’éveilla à la théorie du complot et me poussa à approfondir cette étrange façon de fonctionner.
Je sais que dans la « doxa », il existe des idées moins extrémistes. On y trouve en effet tout ce qui concerne le savoir par empathie, qui fait entrer dans le jugement la croyance, le désir, l’attrait, sans enclencher un raisonnement scientifique. La croyance par exemple, gérée ou non par une religion, est de cet ordre : « je crois que Dieu existe », « je crois que Dieu n’existe pas ». Cette affirmation échappe à la mise en place d’un raisonnement péremptoire. De même, dans l’art, l’appréciation d’un tableau ne dépend pas de la mise en place d’un argumentaire scientifique, mais met en branle des composantes de l’esprit humain fort estimables, telles le sentiment, l’expérience individuelle, le goût. Je reviendrai sans doute un jour sur ce point que j’esquisse ici.
Pour conclure, quand la théorie du complot soumet à la doxa des sujets qui sont du ressort de la science médicale, de l’histoire, de la biologie, de la physique, et j’en passe, on se trouve dans un monde de l’ambigüité qui tord le réel, et rend la vie beaucoup plus difficile. Tel est du moins mon avis.
Je rentre de quinze jours de congés dans la Somme. Le temps automnal nous a concédé des journées de soleil généreux. Nous avons apprécié les balades près des falaises de craie, à Ault, le port tranquille du Crotoy en cette saison, les galeries d’art de Saint-Valéry, les quelques heures de visite du parc ornithologique du Marquenterre, les maisons « vintage » de Mers-les-bains... Nous avons observé la vie du quartier, en bord de plage, à Ault, avec ces pêcheurs de carrelets, de maquereaux et de bars. Notre voisin nous approvisionnait régulièrement en remontant de la mer. Cela m’a rappelé ma jeunesse, passée en bord de mer, à Tourlaville, où nous vivions orientés vers les différentes activités liées à la pêche amateur.
Mes lectures : essentiellement Homère, que je lis à fond et annote. Une belle expérience que je n’avais jamais faite. J’en reparlerai.
Deux mois que je n’ai pas ajouté une ligne à ce « Quoi de neuf ? ». La covid-19 aurait dû pourtant favoriser l’avancement de mes chantiers en attente sur ce site. Il y en a tellement. Je me fais reproche de n’avoir pas eu le coeur à ajouter l’un ou l’autre voyage dans Espace Horizons. New-York, la Côte Ouest des Etats-Unis, le Spitzberg par exemple, sont en attente. Mais le changement des habitudes, ce ressassement de la musique covid sur les médias ne m’ont pas fourni le courage nécessaire. Ayant décidé de supprimer de mon agenda les séjours habituels en Normandie et en Italie, je vis des jours tranquilles, somme toute assez confinés. Je ne m’autorise que des sorties jugées nécessaires, et je reçois assez peu de monde. Le périmètre vital se restreint finalement au jardin et à la maison. Jean Grosjean m’avait dit un jour : « Vous verrez, en vieillissant, le périmètre de vie se rétrécit ». Si au vieillissement, on rajoute le virus, la prophétie s’accomplit largement. Nous avons planté des poireaux, de la salade, des tomates, semé du persil, des endives, puisque nous serons à la maison pour les consommer.
Les journées se ressemblent. Plages d’écriture le matin et en fin d’après-midi, lectures, bricolage et entretien de la maison qui, comme tout le monde, subit l’usure du temps. Quelques promenades dans les jards de la ville, un peu de vélo le long du canal. Avec les amis et la famille, on échange par courriels et messages. Ce ne sont pas les moyens qui manquent, de nos jours. Je repense à mes parents qui eurent leur première ligne téléphonique et me téléphonèrent pour m’annoncer la grande nouvelle. C’était dans les années 80. Et j’ai souvenir que dans les années 50, mes oncle et tante, partis au Cameroun, n’avaient que le courrier postal pour donner des nouvelles. Les lettres mettaient trois semaines à arriver, par bateau.
Parlons donc lectures. Depuis cet hiver, je suis plongé dans Homère. Je n’avais jamais lu l’Iliade en entier. C’est chose faite. Ce récit m’a fasciné et épouvanté tant la violence guerrière y est décrite avec une précision j’allais dire « diabolique ». Les « serviteurs d’Arès » célèbrent le courage de donner la mort et de la risquer pour eux-mêmes. Et les métaphores récurrentes, le lion cerné par les chiens, le lion dévorant la vache, le sanglier agressé de toutes parts, ne nous épargnent pas les descriptions réalistes de la pique ou de la javeline pénétrant entre les côtes pour ressortir par le cou, ou les dents qui se brisent. J’admire au passage les traducteurs qui réussissent à placer dans le récit qui un péricarde qui un os rare. Le récit ne nous épargne pas grand-chose, par exemple quand Agamemnon envoie rouler une tête coupée, tel un billot, à travers la foule. Je consulte plusieurs traductions, je regarde le texte grec dont je découvre qu’il ne m’est pas d’abord facile, malgré mon expérience du grec classique. J’apprécie la traduction de Paul Nazon, et la toute récente traduction de Pierre Judet de la Combe, dans le livre intitulé Tout Homère, Albin Michel. Les Belles Lettres, paru en 2019. Je sais gré à ma collègue amie, spécialiste de grec ancien, de me l’avoir offerte.
Parmi mes autres lectures, j’entends signaler l’ouvrage du japonais Sôseki, paru en 1906, Oreiller d’herbe ou le Voyage poétique. On y côtoie, le temps d’un voyage en montagne l’esthétique et l’éthique du peintre qu’est Sôseki, son jugement sur ce que font, à son époque, les peintres occidentaux (et aussi les cuisiniers !). Beaucoup de considérations sur la beauté du monde, sur la façon orientale de l’exprimer. On est plongé dans une nature à l’étrange beauté, on découvre la façon dont le peintre l’envisage comme motif pictural. Sôseki n’oublie ni les considérations sur le thé, ni la façon de bien voyager et de passer les heures. Il peint peu, au cours de ce voyage, car les conditions pour se mettre à l’ouvrage sont très strictes, et il ne les réunit pas.
Autre lecture : Train de nuit pour Lisbonne, paru en 2004. Rangé dans ma bibliothèque après lecture au moment de sa parution, je l’ai ressorti en pensant à ma nièce qui vient de le lire et m’a donné ses impressions. J’ai découvert beaucoup de choses qui m’avaient échappé, en particulier cette présence parfois un peu pesante du philosophe qu’est l’auteur de ce roman. Il y aurait sans doute à dire et à redire sur le côté littéraire de l’ouvrage, les longues citations du poète portugais (ou autres) qui coupent la narrativité. Ce livre, un peu « fabriqué », reste un bel hymne à la lecture et à la vie. Je ne dirai rien de bien original de Gregorius parti très subitement de Berne et de son lycée vers Lisbonne, ou il découvre et une autre façon de vivre, et l’oeuvre et l’ombre du poète Prado, engagé dans cette période fort agitée que fut la dictature de Salazar. Ce livre vaut le détour, à coup sûr. Pourquoi pas une lecture de vacances ?
La campagne présidentielle nous donne un bel exemple de l’état de crise et de pertes de repères dans lesquels notre société se dilue. On reproche à un candidat d’avoir salué des Arméniens, des Grecs ou des Libanais marseillais, là où il n’aurait dû voir que des Français. La solution serait-elle donc l’intégration par déni des liens d’origine, par peur du communautarisme ? On a déjà connu ce déni des liens d’origine, naguère, chez les instituteurs qui formaient de bons français par le moyen d’une bonne histoire de France et d’un bon langage qui entrait en guerre contre les patois et les langues régionales. Il est même arrivé que des parents eux-mêmes, immigrés, interdisent à leurs enfants de parler leur langue. Une amie, F., dont la famille venait des rives du lac de Garde, n’a jamais eu droit de parler italien. Une autre, E., m’a montré la photo de sa grand-mère italienne dont elle a essayé de parler un peu la langue en prenant quelques cours d’italien à plus de quarante ans. Le père espagnol de ma cousine, chassé d’Espagne par la guerre civile, marié à une française, ne lui a jamais enseigné sa langue. Elle l’a apprise par elle-même, à la recherche sans doute de quelque chose de précieux dont on l’aurait privée. Ce rapport aux communautés d’origine est crucial. La guerre mondiale de 39-45 l’a terriblement illustré quand Hitler déclarait incompatible avec l’idéal nazi le fait d’être Juif et Allemand.
Je songe, a contrario, à ce qui se passait au début de notre ère, dans l’empire romain, où l’unité et la cohésion impériale se faisait par distribution de la citoyenneté romaine. Celle-ci ne prétendait pas effacer la citoyenneté locale ; elle s’y rajoutait. On pouvait être ainsi citoyen d’une ville déterminée et citoyen romain. Une façon d’intégrer et de romaniser les élites, sans prétendre les déraciner. Dire son identité, alors, ne se faisait pas en un mot. On avait besoin de plusieurs phrases pour la dire. C’est ce que j’appellerais, avec Paul Ricoeur et bien d’autres, l’identité narrative. J’ai besoin d’un récit pour dire qui je suis. Un des plus célèbres apôtres chrétiens, Paul de Tarse, en est un parfait exemple. Dans les Actes des Apôtres, il est arrêté par une patrouille romaine comme fomenteur de troubles. Il s’adresse alors au tribun qui le conduit à la forteresse Antonia, au cœur de Jérusalem, et lui dit :
« Pourrais-je dire deux mots ? » Le tribun lui répond : « Tu sais le grec ? Tu n’es donc pas l’Égyptien qui a soulevé ces derniers temps et emmené au désert quatre mille sicaires ( = révolutionnaires) ? » Paul lui répond : « Moi, je suis Juif, de Tarse, en Cilicie, citoyen d’une ville qui n’est pas sans renom. Je t’en prie, autorise-moi à parler au peuple. » Le tribun lui en donne permission et Paul s’adresse alors aux Juifs en langue hébraïque » (Actes 21, 37-40). Dans un autre passage où il est arrêté et menacé du fouet par l’autorité romaine, il déclare : « Un citoyen romain, qui n’a même pas été jugé, avez-vous le droit de lui appliquer le fouet ? » Le centurion auquel il s’est adressé met alors le tribun au courant : « Qu’allais-tu faire ! L’homme est citoyen romain ». Le tribun va donc trouver Paul et lui demande de confirmer qu’il est bien citoyen romain et Paul répond par l’affirmative. Le tribun lui dit : « Moi, j’ai payé une forte somme pour acquérir ce droit ». Ce à quoi Paul répond : « Moi, je le tiens de naissance » (Actes 22, 25-28).
Ainsi donc, pour dire qui il est, Paul doit rassembler plusieurs points dans un petit récit : sa judaïté, sa citoyenneté de Tarse, dont il se montre fier, sa citoyenneté romaine qui lui donne des droits, son bilinguisme : le grec et la langue hébraïque (araméen et hébreu).
Loin de moi le désir de comparer la situation de l’empire romain du premier siècle et notre société. Reste que le recours à l’histoire peut nous fournir des mots pour penser l’identité. Un homme a toujours une descendance, une origine (en grec : un genos). C’est ce qui l’inscrit dans le temps. Il a aussi un ethnos, qui l’inscrit dans l’espace en tant qu’appartenant à un groupe commun, à un peuple, à une nation (c’est là que les problèmes actuels se posent souvent, avec les communautarismes et la hiérarchisation des appartenances de type « ethnique »). Il possède une langue, mais peut en avoir plusieurs, etc. Rien de tout cela n’est facile à gérer. Il me semble seulement que les solutions simples risquent de devenir vite simplistes et de générer plus de frustrations que d’identités heureuses dont on espère qu’elles pourront retrouver des racines en des temps plus apaisés.
Le printemps installe ses belles journées. On s’affaire au jardin : toilettage de la pelouse, du bassin envahi par les feuilles mortes (les poissons disent merci), remise en marche de la pompe, terreau pour les nénuphars. L’ami Robert est venu tailler les cinq pieds de vigne. J’ai surveillé les bourgeons du cognassier, attaqués par la chenille, pulvérisé de l’eau savonneuse sur le groseillier où les pucerons se manifestent dès les premiers jours de soleil.
Je relis tranquillement le manuscrit de mon prochain roman à paraître en 2018. Il s’agit d’un récit de chevalerie. Je l’ai situé au XIIIe siècle, grand siècle s’il en est, rempli de créativité, riche en artistes, en bâtisseurs, en voyageurs. C’est aussi un monde contrasté. Dans un siècle où sévit l’Inquisition, condamnant les sorcières et les hérétiques à des morts atroces, s’acharnant sur les corps au nom du salut des âmes, on voit apparaître l’amour courtois célébrant la beauté et le désir, la science avec des adeptes des philosophes grecs, en particulier Aristote, que des savants, souvent mahométans, redécouvrent pour s’en inspirer. C’est enfin un monde de brassage culturel. On voyage beaucoup, on échange, on partage les savoirs dans toutes les universités d’Europe. Un grand siècle, rempli de désirs et d’espoirs, où j’ai eu plaisir à faire voyager mes personnages.
J’ai écrit ce roman dans une langue légèrement décalée, avec quelques mots et expressions du Moyen Âge aux élégantes saveurs : « chiffonneurs » pour « chiffonniers », « herberie » pour « connaissance des propriétés des plantes », « lamentaisons » pour « lamentations », etc. On est parfois surpris de constater que des mots que nous pensons récents et empruntés à l’anglais existent déjà au Moyen Âge. C’est le cas de « chalenge », quis s’écrit avec un seul « l » et signifie poursuite en justice, et plus largement défi, dispute, attaque.
Prochaine activité : Agde, le samedi 29 avril, à 18 heures 30, je donnerai une conférence sur l’épopée de Gilgamesh, à la médiathèque Maison des savoirs.
Prochaine publication : la Bible, collection Folio Junior-Textes classiques. Il s’agit d’un choix de textes de l’Ancien Testament, traduits par moi et suivis d’un dossier comme il est d’usage dans cette collection. Parution en 2017.
Comme toujours en période électorale, revient le débat sur l’histoire de France, que les jeunes ne connaissent plus, que les professeurs enseignent mal. On rêve d’un vrai récit, un récit fondateur, qui inscrirait en lettres d’or les événements et les grands personnages que tout un chacun doit connaître. Pas plus que la loi, nul n’est censé ignorer l’histoire de France. Certaines vedettes du spectacle médiatique la racontent à leur manière et si jamais une critique des historiens de métier est proférée, ils crient au complot. Complot de l’éducation nationale qui cherche à étouffer la véritable histoire que moi, X ou Y, qui ne suis pas historien mais bon français, je veux enfin révéler à mes concitoyens. On vous décrit donc la bataille de Charles Martel chassant les Arabes hors de France, Jeanne boutant les Anglais hors du royaume, la vie sentimentale de la Pompadour avec ses amants comme si vous étiez dans l’alcôve. Le problème à vrai dire est que s’il est difficile de se faire passer pour un physicien nucléaire quand on n’a pas fait les études nécessaires, tout le monde peut se décréter historien. Il suffit de savoir raconter des histoires.
Raconter des histoires, c’est d’ailleurs ainsi que l’historien – à défaut de l’histoire – est né chez les Grecs. Il n’est pas inutile de faire un petit détour vers les origines pour mieux revenir à notre problème du « récit fondateur ».
Le « récit historique » existait au temps des Pharaons et des Assyro-babyloniens. Des scribes et des artistes racontaient et illustraient les exploits des souverains, les seuls en fait à « faire l’histoire ». La vie d’un paysan ou d’un artisan n’intéressait personne et n’était pas susceptible de faire un « grand récit ». Ces chroniques royales se montraient toujours élogieuses puisqu’il s’agissait de célébrer le souverain de qui, soit dit en passant, l’on dépendaient pour assurer sa subsistance. Difficile en ces conditions de se montrer critique. Un grand tournant de la vie de Ramsès II fut la bataille de Qadesh, contre une coalition hittite fort bien organisée. Le pharaon passa très près de la déroute. Sur les murs des temples de Louxor, Karnak, Abydos, Abou-Simbel, l’épisode est célébré comme une victoire de Ramsès sur les Hittites. Nous sommes ici devant un bel exemple d’histoire officielle.
Le récit historique existait donc bien avant les Grecs. Mais ceux-ci ont apporté quelque chose de très neuf en inventant l’historien. Hérodote est souvent considéré comme le père de l’histoire ; il serait sans doute plus juste de le qualifier de père ou d’ancêtre des historiens. Il vivait au 5e siècle avant J.-C, était né à Halicarnasse, en Asie Mineure, parlait et écrivait le grec ; il fut exilé et voyagea beaucoup, s’arrêta dans des villes où il n’était jamais reconnu comme citoyen. Autant dire que cela constitue une grande différence avec les auteurs des chroniques des Pharaons : Hérodote ne dépendait pas d’un pouvoir, n’avait aucune autorité à servir ni même à flatter. Son but était de raconter ce qui méritait de l’être à ses yeux, surtout les guerres entre les Grecs et les Barbares (Perses, Mèdes, Scythes…) pour qu’on ne les oublie pas. Pour cela, il se faisait « histôr », c’est à dire enquêteur, à la recherche du savoir au cours de ses voyages. Cette enquête, l’histôr la raconte en utilisant la première personne. Il montre la réalité de son propre point de vue. Il rapporte des légendes, des faits, des croyances, des coutumes, des remarques géographiques. Certaines de ses histoires, où se mélangent légendes et observations personnelles, sont si invraisemblables qu’il fut appelé par certains le « menteur ».
L’histôr est un peu le continuateur des aèdes qui existaient bien avant lui. Songeons à Homère (8e siècle, auteur de l’Iliade et de l’Odyssée). Comme l’aède en effet, l’histôr veut sauver de l’oubli ce qui doit l’être, en veillant à ce qu’on raconte. Cela dit, il diffère énormément de l’aède. Celui-ci s’intéressait aux histoires anciennes, celles des origines du peuple en quelque sorte, avec la guerre de Troie ou l’Odyssée d’Ulysse. Il célébrait les héros du temps jadis. Il invoquait les Muses, il racontait en vers. L’histôr, lui, n’invoque pas les muses mais se base sur ses enquêtes, et il raconte en prose, constituant un récit non des origines mais plutôt des choses plus récentes, comme les guerres entre les Grecs et leurs voisins « barbares ».
Telles furent les origines de l’historien, humbles comme on le voit. À la différence de l’aède ou du philosophe qui avait pignon sur rue et pouvait faire de son activité un métier, l’histôr ne faisait rien de très reconnu. On pouvait à la limite se passer de lui, tant était grande la richesse d’autres moyens de se rappeler le passé avec les mythes ou encore les chants poétiques des aèdes. Après Hérodote, l’histoire évolua et connut de vrais maîtres tels Thucydide ou Xénophon, qui eux aussi racontaient plutôt le passé récent que l’ancien temps, mais le discours de l’histôr resta minoritaire par rapport aux autres expressions orales ou écrites dans l’antiquité.
J’ai sous les yeux le livre de François Hartog, L’histoire d’Homère à Augustin (Le Seuil, 1999). Il y expose et commente des préfaces et des textes d’historiens de l’antiquité, et l’on y apprend beaucoup sur les humbles origines de l’historien. J’en extrais ce passage fort clair sur son statut : « Cette histoire, devenue pour nous modernes l’Histoire dans son évidence, n’a jamais été en Grèce et à Rome qu’un discours minoritaire, un d’entre ceux qui, chacun à sa façon, prenaient en charge la mémoire et racontaient la généalogie et les avatars d’une identité. En vérité, les Grecs ‘disposaient, sans l’aide des historiens, de tout le savoir sur le passé dont ils avaient besoin’ (M. Finley). Il y avait tous les récits (logoi, puis mythoi) toutes les traditions orales (akoai) qui couraient, se colportaient, se transmettaient » (p. 18-19).
En y réfléchissant bien, on peut se demander si le récit d’histoire de France dont on rêve n’appartiendrait pas plutôt aux aèdes des temps modernes qu’aux historiens. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que la chose était encore comprise en des temps proches de nous ? Au XIXe siècle, Victor Hugo et sa légende des siècles proposait un récit documenté de poète, un de ces récits qui entendent bien être fondateur et exalter les consciences. Quant aux historiens du temps, ils produisaient un discours qui nous paraît fort surprenant aujourd’hui dans sa construction. Certains pensent a bon droit que le discours historique a pris alors la place du discours théologique qui s’essoufflait, et qu’il en a reconduit certaines caractéristiques, même quand il se voulait anticlérical et athée. Il est vrai que la Charlotte Corday de l’Histoire des Girondins rappelle, un peu, les portraits exemplaires des saintes de jadis, même si Lamartine qui exalte son geste meurtrier contre Marat, en mesure aussi l’inutilité politique. Par ailleurs, Lamartine se voulait plus poète qu’historien. Mais ce n’était pas le cas de J. Michelet, professeur d’université, dont l’œuvre est immense. Elle nous paraît aujourd’hui exaltée, moralisante, s’appuyant sur des faits la plupart du temps établis mais oubliant parfois de vérifier ses sources. Finalement, l’histoire au XIXe siècle participe d’un récit qui ne dédaigne ni l’exhortation morale, ni l’exemplum, ce genre de récit que les Romains développaient autour d’un personnage donné comme exemplaire. Quelqu’un comme Michelet, dont les compétences historiographiques et la connaissance des faits ne peut être systématiquement contestée, aida plus à la construction d’un « roman national » à destination des Français qu’à une histoire, au sens plus resserré du terme.
On est étonné de nos jours de voir comment le grand chercheur des origines chrétiennes que fut Ernest Renan pratique une méthode inductive qui lui permet de reconstruire des pans entiers du passé en partant d’un seul élément. Sa science critique non contestable est mise au service de la reconstruction d’un « doux Galiléen », promoteur du culte idéal, loin des mesquineries religieuses, un révolutionnaire dont le génie fut précisément de rompre avec tout ce qu’a de laid et de barbare la culture religieuse de son temps. Prenons un petit exemple pour illustrer sa façon de procéder. Tout le monde connaît l’entrée de Jésus sur un âne dans Jérusalem. Tout en citant en note le passage de Matthieu relatant cet épisode évangélique, Renan n’hésite pas à déplacer ce motif de l’âne pour le situer dans la douce Galilée qui lui paraît beaucoup mieux convenir à cet animal : « Il parcourait ainsi la Galilée au milieu d’une fête perpétuelle. Il se servait d’une mule, monture en Orient si bonne et si sûre, et dont le grand œil noir, ombragé de longs cils, a beaucoup de douceur ». Ce processus d’élargissement de ce que les textes-sources donnent comme un fait singulier est fréquent chez Renan. Le récit de la transfiguration, épisode unique dans les évangiles, devient ainsi : « On disait qu’il conversait sur les montagnes avec Moïse et Élie ».
Si ces façons de faire paraissent assez étranges aux yeux de l’historien, c’est que l’histoire s’est dotée de plus de rigueur et de contrôle de son discours en devenant, au XXe siècle, une véritable science humaine. Cela ne s’est pas fait en une seule fois, mais il serait difficile de ne pas citer, aux origines de cette naissance de l’historiographie entre les deux guerres, l’école des Annales, avec Lucien Febvre et Marc Bloch. Plus tard vint la nouvelle histoire, avec Pierre Nora, Jacques Le Goff, etc. Tout ceci contribua à élargir le champ des investigations des historiens (le social, le culturel, et non plus seulement le politique et les grands personnages) et à fournir une réflexion sur l’épistémologie de l’histoire. En d’autres termes, on prit le temps de s’asseoir pour réfléchir à ce qu’un historien fait quand il fait de l’histoire. Parmi les livres connus, citons au moins ceux de Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire (1971) et de Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire (1975).
Pour conclure. On discutera sans doute encore longtemps sur un possible récit fondateur de l’histoire de France, qui, à mon avis, appartiendrait plus à un manuel d’instruction civique qu’à un livre d’histoire. Et les critiques contre les manuels scolaires et les enseignants continueront de pleuvoir, au moins durant les campagnes électorales. Il serait dommage qu’elles conduisent à occulter tout ce que l’historiographie contemporaine apporte aux élèves et aux étudiants : le sens critique (que les émissions pour grand public à la TV ne nourrissent nullement), la façon de consulter et d’utiliser les archives, la façon dont l’historien écrit, l’intérêt pour des sujets d’histoire autres que les amours de la Pompadour ou les guerres napoléoniennes. Histoire des paysans, des bourgeois, des idées, des croyances, des religions, de la colonisation depuis l’antiquité, de l’esclavage, des institutions politiques, des arts, des cultures, et j’en passe. Ajoutons qu’il y a place pour toutes les grandes étapes de l’histoire dans les manuels : la période gallo-romaine pour initier aux culture celtes et latines, la période des Francs pour initier aux début d’une royauté... Car c’est de commencement en commencement que l’histoire de France s’est construite, des Gaulois aux Francs, de Charlemagne aux Capétiens, de la Renaissance au grand siècle et du grand siècle au siècle des lumières, de la royauté à la révolution et à la république, etc. C’est en enseignant de façon attentive et scientifique les différents commencements de l’histoire sur le sol français que l’on résout la question de l’origine. La France est devenue la France de commencement en commencement.
De tous les animaux marins, ce sont certainement les baleines qui me fascinent le plus. J’ai eu la chance d’en observer beaucoup au Québec, dans le Saint-Laurent, à Tadoussac, mais aussi du côté de l’île Anticosti, au Labrador et sur la côte atlantique de la Gaspésie. J’en ai vu encore près de l’Islande, au Groenland et au Svalbard. Chez les animaux terrestres, je suis attiré par les grands primates, mais j’en ai moins l’expérience que des baleines et des dauphins. Un voyage au Rwanda, il y a environ trente ans, m’avait conduit dans le nord du pays, au pied de la chaîne volcanique des Virungas. Sur l’un des volcans, vivent les gorilles de montagne. Mais je n’avais pas eu l’occasion de grimper tout là-haut.
J’ai vu mes premiers gorilles dans un parc, à Ténérife. On peut les observer de l’autre côté d’un fossé qui évite de dresser une barrière entre eux et nous ; on peut aussi les voir à travers de grandes vitres. Un endroit spécialement aménagé pour leur confort les y attire particulièrement. On est à deux ou trois mètres d’eux. Ce qui frappe, tout d’abord, c’est leur impressionnante masse musculaire, et aussi cette façon qu’ils ont d’avancer sur leurs jambes, le buste en avant et en s’aidant de leurs bras. Leur tête aussi, la forme de leur crâne, leur nuque. Leur regard noir est sans sclérotique.
En les voyant, je n’ai pas eu l’impression qu’ils me renvoyaient quelques chose de mon image, contrairement à ce que disent parfois des conférenciers reporters (plus compétents que moi à vrai dire). Mais j’ai eu plaisir à rester un long moment devant eux, à les observer en train de jouer, l’un d’eux faisant résonner sa cage thoracique à coups de poing, rituel qui est devenu leur symbole, et utilisant des branches et des palmes pour jouer, un autre faisant des roulades. Bref, impression de saluer au passage, comme dans mes rencontres avec les baleines, des compagnons de la nature, vivant dans un monde si différent, qu'on entraperçoit de manière fugace. Je suis revenu en soirée. Ils étaient calmes, assis chacun dans son coin, buste droit, regardant autour d’eux et j’ai songé cette fois à des humains sur le tard de leur vie, observant les environs avec douceur et sagesse, profitant de l’air du soir.
Voilà plus de deux mois que je n’ai rien écrit dans cette rubrique. Heureusement, d’autres endroits du site se sont remplis, en particulier l’espace « Horizons » avec deux pages, non encore complètes, sur un voyage fait sur la côte ouest du Groenland, jusqu’aux limites de l’océan arctique. Ma rubrique de novembre disait mon sentiment sur les élections présidentielles aux États-Unis. Pas plus que la plupart d’entre nous, je ne m’attendais pas à l’élection de Monsieur Trump. Les analystes et journalistes en ont bien montré les enjeux et les probables répercussions sur la politique mondiale ; je ne vois pas ce que je rajouterais de pertinent. Nous voici maintenant devant les élections françaises pour la présidentielle, et avec elles face à un paysage politique extrêmement mobile qui génère, chez certaines de mes connaissances, des sources d’interrogation pour ne pas dire d’angoisse. Impression d’avoir assisté, avec les primaires de droite et de gauche, à une partie de jeu de quilles, au point que certains commencent à se demander si l’invention des primaires n’a pas été le type de la fausse bonne idée et s’il ne faudrait pas revenir à la désignation des candidats par les partis. D'autres insistent, au contraire, sur le retour à l'initiative populaire, au déclenchement de référendums sur demande du « peuple », mot qui revient avec insistance chez certains politiciens, sans malheureusement beaucoup de réflexion sur les liens entre ledit peuple et les instances démocratiques dont il s’est doté par les élections législatives, municipales, etc. D’où le risque réel, et inquiétant, de populisme. Car le mot peuple, dans la bouche d’un politique en période électorale, peut subir de bien belles manipulations.
J’ai suivi à la télévision des débats fort intéressants sur les rapports entre morale et politique. Je conviens aisément, avec André Comte-Sponville, qu’il ne faut pas confondre les deux. Je ne voterais pas pour un candidat qui n’aurait pour discours et programme que celui-ci : « élisez-moi, car moi je suis honnête ». Ce qui est demandé à un politique, c’est de participer à la bonne gestion de la chose publique. Qu’il soit honnête, de surcroît, me convient bien. Il existe une éthique de l’homme politique, et les journalistes sont là pour souligner les manquements, évitant ainsi les abus de pouvoir. Il existe aussi une éthique du journalisme qui devrait éviter aux représentants du quatrième pouvoir d’user à leur tour d’abus de pouvoir.
Mais les journalistes se trouvent remis en cause à leur tour par les réseaux sociaux. Se pose alors la question des critères permettant de distinguer les rumeurs, le buzz, comme ont dit, les vraies infos et les intox. Cela d’autant plus que l’on apprend que des robots super-puissants peuvent inonder les réseaux pour diffuser les informations ou les intoxications qui conviennent à ceux qui les manipulent. Je pense, à ce sujet, aux élections américaines.
Le monde extérieur et la France ont tellement changé. Il suffit que je me reporte à ma jeunesse pour m’en rendre pleinement compte. Nous étions alors en pleine guerre froide. Les deux puissances mondiales, l’URSS et les États-Unis, se regardaient en chiens de faïence, peaufinaient des stratégies de domination, chacune défendant sa vision du monde et son système politique et économique. Libéralisme contre économie planifiée, communisme contre démocratie à l’occidentale. De nos jours, de nouvelles puissances se sont invitées en géo-politique ; le monde est devenu multipolaire. Quant à l’économie, elle ne présente plus deux modèles comme au temps de la guerre froide, capitalisme contre économie dirigée, mais un seul, plus ou moins modulé en fonction des pays : le libéralisme. Le capitalisme financier est sans âme. Le monde anglo-saxon semble s’en accommoder, acceptant les coûts humains que de telles économies sans véritables règles sinon celles du libre-marché génèrent. Déplacements de populations, migrations pour causes économiques, délocalisations des industries, désertifications subites et friches industrielles de régions encore naguère florissantes, libre circulation des marchandises, mais fermeture des frontières et constructions de murs pour les humains. Que peuvent les politiques pour contrer le pouvoir que s’est arrogé le modèle financier archi-dominant ? Qu’on songe à l’affaire des « subprimes » à partir de 2007 aux États-Unis, et des désastres engendrés par des banquiers irresponsables. Émettre des programmes en temps électoral est une bonne chose, certes. Mais pour quelle réelle efficacité quand l’espace conquis par les financiers est planétaire et se joue des frontières ? Un des gros problèmes de l'Europe – qui risque de mettre en cause sa survie – est qu'elle peine à proposer des solutions pour le mieux-être des populations qui vivent en son sein. Ce qu'a bien du mal à réaliser l'Europe, il est loin d’être acquis qu'un pays décidant de se retrancher derrière ses frontières le réussisse. La France n'a pas la puissance des États-Unis, et d'ailleurs pour juger de la réussite de la politique déclenchée par le nouveau président de ce pays, il est sans doute prudent d'attendre.
On est souvent revenu, en ces temps d’élections, sur la question des manipulations et des présentations mensongères en politique. Il y a le mensonge individuel, il y a aussi celui des états. Beaucoup ont souligné combien l’invasion de l’Irak fut faite sous le couvert d’un mensonge d’état, à savoir l’existence sur le sol irakien d’armes à destruction massive. En d'autres termes, on a déclenché une guerre sans en révéler les véritables motivations. Alors que les États-Unis se montrent d’une grande intransigeance sur le mensonge des politiques, obligeant ses élus à une totale transparence (affaire du watergate, affaire Bill Clinton…), je n’ai vu à aucun moment que les auteurs du mensonge des armes à destruction massive aient été en quoi que ce soit inquiétés. Ceci pourtant a été le début d’un chaos international dont les populations portent encore aujourd’hui, et sans doute pour longtemps, les terribles conséquences.
Du nouveau dans le site : j’ai enfin commencé ma page « Groenland » en espace Horizons, ainsi que la page « Distinctions littéraires, études » en espace Littérature. À suivre, naturellement…
Regardant, ces dernières semaines, la fin de la campagne présidentielle des États-Unis, je me suis laissé progressivement attirer par la parfaite utilisation des techniques médiatiques. On sait les Nord-Américains grands professionnels s’agissant des shows en tous genres, à Las Vegas, à Broadway. Rien n’est laissé au hasard, tout est minutieusement programmé, répété, réalisé. Donald ou Hillary entrent en scène : gestes stéréotypés, grands enthousiasmes comme savent les générer les Américains qui ne connaissent pas le US bashing. Depuis fort longtemps, les candidats ont appris à pointer du doigt l’assistance comme s’ils reconnaissaient des amis, et ceci à Chicago comme à Austin, à Boston comme à Seattle. On n’est pas dupe, on sait que la technique est apprise, elle se répète immanquablement, comme quoi le stéréotype est jugé plus intéressant et plus efficace que la vérité vraie, à savoir que Hillary et Donald n’ont pas des relations proches dans toutes les villes qu’ils parcourent et que les « amis » qu’ils pointent du doigt sont totalement virtuels. Mais qui s’en soucie encore ?
Sans doute en proie à une petite déprime due à l’hiver, je me suis demandé où on pouvait échapper à ce monde formaté qui dicte le geste, la juste parole, invente le rire en boite, la bonne façon de présenter la chose et d’atteindre la cible. Pas dans la publicité ni dans le marketing en tout cas. Je serais bien en peine d’ajouter quelques réflexions pertinentes aux études qui en scrutent le mécanisme et nous alertent sur le phénomène depuis plusieurs décennies. On pense, bien sûr, à La société du spectacle, de Guy Debord, qui date de 1967. Je puis seulement apporter mes états d’âme et mes sentiments, c’est-à-dire peu de choses, résumables au fait que j’ai eu l’impression, ces dernières semaines, d’avoir mangé mon capital « pub ». Je me suis senti agacé plus que de raison par les slogans qui concluent les spots publicitaires, incontournables et souvent interchangeables. On mettrait ainsi le nom de n’importe quelle eau de toilette sous « la force de l’homme », de n’importe quelle banque sous « le bon sens au coin de chez vous » ou « construisons dans un monde qui bouge ». Combien aurai-je perdu de minutes de ma précieuse vie à être agressé par des pubs pour des lieux ou des produits qui ne croiseront jamais ma route tout simplement parce que je m’en passe très bien !
Alors que nous développons une attention sourcilleuse sur la laïcité de l’espace public et débattons sur les crèches de Noël dans les écoles ou les mairies, nous ne légiférons que mollement contre l’envahissement du même espace public par la marchandisation. On nous objectera que des firmes privées ne sont pas une religion. Est-ce une raison pour s’approprier l’espace public ? A-t-on mesuré les capacités de nuisance sur la liberté de respiration du citoyen dans un espace public saturé ? Et s’est-on posé la question de savoir si le retour des radicalismes religieux n’avait pas quelque rapport avec ce que nous offre une idéologie marchande qui empiète sur tous les domaines ?
J’ai ainsi regardé dernièrement deux matchs de rugby où la France était engagée. Charmant spectacle qui me fait loucher à la fois sur le jeu et sur l’affiche publicitaire que j’ai bien du mal à évacuer de mon regard quand elle peinte en plein milieu de la pelouse, sur quelque trente ou quarante mètres carrés, célébrant une marque de voiture allemande dont je me soucie d’autant moins que je n’aurai pas les moyens de me l’acheter !
En italien, maquillage se dit trucco. Le mot me semble encore mieux signaler l’ambivalence du maquillage qui embellit et trompe à la fois. Je crois avoir noté dans les reportages télévisés sur la nature combien, grâce à l’aide de filtres, les paysages de lavande sont devenus plus bleus, les côtes bretonnes plus jaunes et plus vertes, l’atlas plus ocre que naguère, au point qu’on se demande si le paysage en question ne nous est pas offert à consommer avec du ketchup. Le problème est que lorsqu’on y goûte, tout se banalise. La subtilité des tons et des goûts disparaît.
La primaire de la droite et du centre, en France, m’a paru moins formatée que les élections américaines. Le spectacle-maquillage, je l’ai quand même vu en quelques occasions, par exemple quand une animatrice interviewe un homme politique affalée sur le même canapé que lui. Mise en scène, maquillage, trucco digne plutôt d’un magazine féminin people que d’un reportage politique. Cela ne semble gêner personne. Tout devient spectacle, tout peut faire le buzz (et je suis en train d’y contribuer). Pour plagier le vainqueur de ladite primaire, on pourrait se poser la question : « Imagine-t-on le général de Gaulle partager son canapé avec une intervieweuse allongée près de lui ? »
L’été a passé si vite. Pour ce site, beaucoup de projets, des pages inachevées, et je n’ai eu le temps de rien. Je voudrais écrire ma page Groenland, mais je dois trouver le temps de découper le film que j’ai réalisé de ce voyage en petits clips susceptibles de ne pas imposer de trop lourds téléchargements. J’ai marché, réfléchi, rencontré famille et amis d’abord en Normandie, comme tous les ans, puis en Ligurie où j’ai pris la bonne habitude de prolonger l’été, entre promenades sur la côte del Levante et heures d’écriture. J’en suis parti cette fois quelques jours avant que le phénomène tornade de type « cévenol » ne nous atteigne. Mes amis italiens m’ont envoyé cette photo prise à Gênes hier. Impressionnant !
Côté écritures, je finis un roman jeunesse et travaille sur une adaptation de textes bibliques pour Folio Junior Textes classiques. Ma traduction-adaptation de Yvain le chevalier au Lion parue dans Folio Junior Textes classiques est maintenant disponible également dans la collection Classico, coéditée par les éditions Gallimard et Belin, à destination des collèges. Dans la spécialité universitaire, à noter trois futures publications : 1) Une contribution au livre d’hommages dédié au Professeur René Heyer. J’y propose un plaidoyer pour l’esthétique littéraire en exégèse. 2) Une conférence au colloque Rrenab de l’université de Metz, les 26-29 mai 2016, à paraître. Le titre en est : « De la plasticité des figures à la lecture énonciative ». 3) Une communication au colloque de l’ACFEB d’Angers des 29 août-1er septembre 2016 : « La sublime beauté du Christ : une approche littéraire de l’esthétique paulinienne ». Ces trois contributions visent à réhabiliter l’esthétique littéraire par rapport aux approches rhétoriques fort développées en exégèse biblique ces dernières décennies, aussi bien en Amérique du Nord que dans la vieille Europe.
Mes lectures enfin. En tant que membre du jury, j’ai passé l’été avec les livres retenus pour le prix Erckmann Chatrian qui sera remis le 7 novembre à Metz.
Laissant défiler devant moi les informations sur la France et sur le monde, en cherchant à limiter les dépenses d’énergie et de temps dans ce carroussel infini, je n’ai pas pu – comment le pourrait-on ! – rester insensible à ce monde où la violence provoque une réaction en chaîne que peu de gens, pour ne pas dire personne, maîtrisent. J’ai toujours en tête ce fameux chapitre 5 du récit de la Genèse, où, suite au meurtre d’Abel par Caïn, la violence explose et produit le chant de vengeance de Lamek disant à ses femmes : « J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek soixante-dix sept fois ! » Des meurtriers vengés si on les touche ! Ce chant tribal a paru tellement odieux à certains commentateurs que des traductions targoumiques ont ajouté tout simplement une négation pour rendre moral ce texte dérangeant, ce qui donne : « je n’ai pas tué un homme pour une blessure, je n’ai pas tué un enfant pour une meurtrissure… » Malheureusement, c’est bien le contraire qu’il faut entendre : contre une blessure ou un hématome qu’on m’inflige, je réponds par l’homicide. Il n’y a pas témoignage plus criant de ce que la violence est capable d’engendrer quand personne, pas même chez les politiques, ne la maîtrise plus.
J’ai lu à ce propos que les évêques de France en appellent à une refondation du politique. L’appel est noble, mais on peut se demander, après réflexion, qui fera le travail. Si je prends pour mesure les années de ma simple vie, j’ai vécu ma jeunesse au temps d’une tradition catholique qui avait développé une véritable pensée politique. Celle-ci se manifestait dans les fameux mouvements d’Action Catholique, MRJC, ACO, ACI, ACE, JOC, etc. qui forma beaucoup de chrétiens au sens des responsabilité dans la cité et en conduisit un bon nombre vers les responsabilités syndicales et politiques. Dans les années 1940 et avant la seconde guerre, des religieux, dominicains et jésuites en particulier, mais aussi la mission de Paris, la mission de France et les prêtres ouvriers, sont autant de témoignages du travail de conscientisation que clercs et laïcs avaient saisi de la chose politique, au sens noble du terme. À noter que cette période ne fut pas sans problèmes : les frilosités vaticanes envers l’expérience des prêtres au travail, condamnations sans appel de théologiens et autres penseurs par Rome, conduisirent à de douloureuses déchirures dans les consciences des chrétiens engagés.
En repensant à ces années passées, je m’étonne du gouffre qui a pu se creuser sur la question politique chez les chrétiens catholiques, et ceci en dépit d’efforts méritoires pour l’honorer ; je pense par exemple à la revue Esprit, issue du personnalisme d’Emmanuel Mounier. En une ou deux générations, les intérêts se sont portés ailleurs. Crise de conscience d’une identité religieuse, désir de retour aux « solides valeurs », peur de l’autre, peur de l’étranger, peur de perdre les repères, crise économique, ont conduit à des replis identitaires, mouvements charismatiques et spirituels de toutes sortes célébrant, dans la joie parfois proche de l’infantilisme et, en tout cas, du degré zéro d’une pensée structurée, le fait que « Jésus nous sauve » ; création de communautés chaudes et fraternelles plus préoccupées du bien-être inter-individuel dans le cocon que d’affronter les bourrasques du monde. Refonder le politique, donc. Vaste programme ! Ce « refonder » me laisse un goût de déjà entendu, à vrai dire. On a voulu refonder le parti communiste, on a voulu refonder la philosophie par l’anthropologie ; j’ai connu des penseurs publiant sur la refondation du christianisme (rien que cela !). Alors, refonder le politique, je veux bien, mais je demande quand même à voir.
Je note que quelques élus ou responsables se sont prononcés pour une refondation de la chose politique. Par exemple l’idée de désigner par le sort des citoyens qui exerceraient la responsabilité de sénateurs dépasse nettement le thème récurrent, en période électorale, du changement de politique. Mais ce qui m’a surtout frappé au cours de cet été, c’est le flottement ou encore le manque d’approfondissement d’idées qui ne dépassent pas, de ce fait, le simple statut de slogans. Juste deux exemples :
- « Islam en France ou islam de France ? Religions de France ou religions en France » ? Prenons l’exemple du catholicisme français. Il existe un clergé français, une conférence des évêques de France, des églises et des paroisses françaises, des associations caritatives catholiques françaises, mais faut-il dire pour autant qu’il existe une religion catholique de France ? À la différence de l’église anglicane qui a pour chef la reine d’Angleterre, le président français ne nomme pas les évêques. C’est le pape qui les désigne, car ils appartiennent non à l’église de France, mais à « l’Église de Rome qui est en France ». Toutes les tentatives pour créer une église de France indépendante de Rome se sont avérées assez désastreuses. Ainsi avec le Gallicanisme au temps de Louis XIV et de Bossuet, ainsi encore avec la Constitution civile du clergé, à la révolution française, qui opposa les prêtres assermentés et les prêtres non assermentés et faisait du clergé des officiers civils. Aux origines du christianisme, avant que l’empire romain ne se transforme en empire chrétien, il y avait de très belles formules pour désigner les églises chrétiennes. Celle-ci, par exemple, de saint Paul, adressant une lettre « à l’église de Dieu qui est à Corinthe ». On ne dit pas plus clairement à la fois l’enracinement local d’une église et le fait qu’elle dépasse ledit lieu, par la communion de toutes les églises dont chacune peut être appelée église de Dieu.
« Valeurs universelles et particularisme ». On entend souvent opposer le communautarisme et les valeurs républicaines universelles, telles la liberté, la fraternité et l’égalité. Le débat ne va généralement pas beaucoup plus loin. Or si l’on met de côté et à bon droit le communautarisme, connoté négativement, il faut bien poser le problème de la réalisation concrète de l’idéal universel en fonction des particularités. Prenons le judaïsme. Il entend bien porter les valeurs universelles et républicaines, mais comment et pourquoi devrait-on lui interdire de le faire en lien avec la conscience qu’il a de sa « particularité » ? Le judaïsme français connaît le calendrier républicain, mais aussi le calendrier juif, a son jour festif du shabbat quand les chrétiens ont celui du dimanche, veillent à ne pas acheter n’importe quelle nourriture, etc.
En fait, il faut tenir compte de trois niveaux et constater que leur articulation est diverse en fonction des communautés. Le premier niveau est la « singularité », qui dénote le fait qu’il existe des individus, tous différents, tous « singuliers ». Le second est la « particularité ». Elle dénote le fait que l’individu peut appartenir à des groupes ethniques, sociaux, religieux ou autres, qui comportent des « mises à part », par le régime alimentaire, les pratiques socio-religieuses diverses et variées. Ainsi des Sikhs, par exemple, à qui l’on ne fera jamais enlever leur turban, ou de certains bouddhistes portant un voile sur le nez et la bouche pour éviter d’avaler des moucherons et donc de mettre fin à une vie, aussi minuscule soit-elle. Le troisième niveau est « l’universel » auquel, si l’on excepte les « communautarismes » et certains régimes politiques actuellement en vigueur, la plupart des gens aspirent. Il faut condamner sans restriction les forces qui visent à faire de l’universel un concept périmé de l’idéologie du capitalisme occidental. Mais bien des groupes vivent le rapport à l’universel de façon apaisée, en cultivant les valeurs de leurs particularités, dans une république laïque. Faire des valeurs universelles une sorte d’entité désincarnée par rapport aux situations sociales particulières ne conduit à rien. Il faudrait relire à ce sujet les propos du philosophe juif Emmanuel Lévinas au lendemain de la seconde guerre mondiale, pour mieux comprendre ce que pourrait avoir de dangereux une notion d’universalisme non articulée sur le particulier. Tous les impérialismes ont cherché à effacer le « particulier ». Lévinas en savait quelque chose. Bien des chapitres de son livre Difficile liberté. Essais sur le judaïsme (Albin Michel) mériteraient d’être relus, plus de cinquante ans après sa publication, à propos du particulier et de l’universel.
En ce début d’été, j’ai vécu au rythme de l’Euro de football, qui a monopolisé les écrans. Émissions spéciales d’avant-match, d’après-match, matchs. Difficile d’y échapper, surtout sur les chaînes d’info continuelle, qui tournent en boucle. J’ai assisté au rétrécissement de la langue parlée habituellement dans le gosier des supporters dont la phrase la mieux articulée était « Allez les bleus » avant de céder la place aux borborygmes en tous genres, signifiants interminables débouchant sur un signifié finalement réductible à peu de choses : « Que la France gagne ». En italien, le mot « tifoso », qui désigne le supporter, vient du nom de la maladie appelée typhus. Dans ses gestes excessifs, le tifoso finalement manifeste les symptômes de maladie grave ! Les sociologues sauront mieux analyser que moi le fonctionnement de ces manifestations populaires dans une France affrontée à tant de problèmes. Mais je serais très injuste si je ne saluais pas la beauté des chœurs des Gallois et le sens de la vraie fête des supporters irlandais.
L’information a donc consacré moins de place à des nouvelles pour le moins inquiétantes, telle cette recrudescence des violences aux relents de racisme aux États-Unis. J’ai vu, comme beaucoup, l’exécution, par tir à bout portant, d’un homme de couleur, pourtant maîtrisé à terre par deux représentants des forces de l’ordre, et je me suis demandé un court instant si je ne rêvais pas. Mais non, les États-Unis n’ont pas réglé ce problème de racisme rampant, latent, ni celui des armes en quasi libre circulation. Le président sortant s’y est cassé les dents, et la proximité de nouvelles élections lui lie les mains. Il ne peut faire quoi que ce soit qui nuirait à la candidate de son camp.
Avec un peu de retard, je mets en ligne, à la page « Espace manuscrits » la seconde partie du roman Chronique du Peuple ailé des Phaâs. J’ai dû accélérer un peu la préparation du manuscrit pour ne pas trop m’éloigner de l’échéance annoncée. Comme déjà dit, je recevrai avec plaisir les remarques des lecteurs.
Hier se déroulait, dans le grand salon des éditions Gallimard, la remise du prix du concours des P’tites Plumes 2016 qui récompense la meilleure nouvelle écrite par une classe de collège. J’ai eu le plaisir de remettre le prix à la classe de 4e B du Collège Georges-Pompidou, de Champtoceaux (Maine-et-Loire) pour le très beau récit Le journal de Rose Wetson. Il s’agit d’une nouvelle fort bien écrite, tournant autour d’un déménagement et d’un journal découvert dans une malle par les nouveaux locataires. Journal aux vertus quelque peu étonnantes… La nouvelle a été éditée sous ce titre par Belin et Gallimard, dans la collection Classico-collège.
Félicitations à toute la classe et à l’enseignante.
Comme annoncé, voici la première partie d’un roman : Chronique du peuple ailé des Phaâs. Ce manuscrit dort dans mes tiroirs depuis 2006 date à laquelle je l’avais à peu près terminé. Mon idée était d’offrir un espace romanesque à ces histoires fondamentales dont sont faits les grands mythes, tels Œdipe, Caïn et Abel, Orphée… La transposition d’un mythe en roman n’est sans doute pas des plus faciles pour exploiter certains thèmes. J’en ai d’autant plus d’estime pour les écrivains qui réussissent parfaitement l’entreprise, par exemple Henry Bauchau, dans son Œdipe sur la route. Mon roman, me semble-t-il, se situe à des années lumières des sujets qui attirent l’attention de la littérature adulte française, et est aussi sans doute trop « vieux » pour intéresser la littérature de jeunesse. Il m’a paru pourtant intéressant de l’offrir en auto-édition à mes lecteurs, qui ne manqueront pas, j’espère, de me communiquer leurs réactions.
Ma traduction adaptation de quinze textes de la Bible va paraître le 8 juin sous le titre Récits de la Bible, en folio junior.
Je fais quelques corrections de détail sur mon prochain roman à paraître chez Gallimard Jeunesse. Il s’agit d’un roman de chevalerie, situé vers la fin du XIIIe siècle. Comme déjà dit (voir ci-dessous, au 7 avril), ce récit reprend quelques personnages essentiels de la Table Ronde, Lancelot, Morgane, Calogrenant. Beaucoup de chevaliers illustres se sont retirés, tel Lancelot dont on n’a plus de nouvelles, après la fin tragique de ses amours avec la reine Guenièvre. C’est maintenant à la nouvelle génération, celle des fils, de prendre le relais. Mais le monde change vite et ils découvrent qu’il est fort grand, beaucoup plus que ce que l’on pensait jusqu’à présent. Rien de tel que de voyager pour en explorer les confins. C’est ce qu’ils font, depuis les Brumes du Nord jusqu’en Sicile, et autres lieux. Je reparlerai de tout cela en temps opportun.
Je me prépare à un été d’écriture : un nouveau roman ainsi, au plan universitaire, qu’un texte sur les enjeux de l’exégèse contemporaine. Ceci au bord de la mer, en Normandie, et ensuite en Ligurie où, depuis quelques années, j’ai pour habitude de passer quelques semaines. Un bon été à tous mes lecteurs !
Ce blog pourrait être l’occasion d’un journal régulier, mais je me découvre incapable d’un tel exercice. J’en ai commencé un dans ma jeunesse, assez longtemps pour m’apercevoir que je n’étais pas fait pour ce genre qui demande une introspection que je n’apprécie guère. Je ne crois pas non plus être fait pour écrire ma biographie. Je suis tombé récemment sur un passage d’Umberto Eco parlant des écrivains qui se croient obligés d’écrire ce qu’ils font dans la vie ordinaire, comme si le fait qu’ils soient écrivains magnifiait les banalités qu’ils ont à dire sur leur quotidien. Cela dit, on peut lire des merveilles de journaux intimes et de biographies. En écrivant ces lignes, je songe, sans en savoir la juste raison, au livre d’Ismaïl Kadaré, Chronique de la ville de pierre, consacré à son enfance dans une bien étrange ville d’Albanie. Ce livre m’a séduit en son temps.
À défaut de journal, essayons de dire en quelques lignes ce qui fait mon quotidien ces temps-ci. Il y a les aléas de la vie, qui ne se montre pas spécialement tendre envers mes proches et mes amis depuis deux ans. Décès, problèmes de santé en tous genres. Du côté de la recherche, trois échéances – une contribution à un livre d’hommages pour un collègue et deux conférences à venir – me tournent vers des questions d’esthétique littéraire, et je relis tranquillement quelques théoriciens, tels Bakhtine, Todorov, Barthes, Starobinski, Eco, Geninasca...
Mes lectures de loisir sont réservées depuis quelques bonnes semaines à la trilogie de Cormac McCarthy, De si jolis chevaux, Le grand passage, Des villes dans la plaine, que m’avait recommandée Jean-Philippe Arrou-Vignod. Je découvre ce monde de la frontière, entre Sud des États-Unis et Mexique, cette description des cultures paysannes mexicaines et des cowboys, cette attention minutieuse aux chevaux et aux modes de vie dans les villages pauvres, voire sordides, du Mexique. Longues évocations des atrocités des révolutions au Mexique, vies brisées, vies sans miséricorde, racontées par des personnages ordinaires, en espagnol ou en anglais, dans des dialogues rudes et frustres, manifestant une philosophie d’où il ressort que le monde est le monde, bien mal fait au demeurant, et qu’on n’y peut pas changer grand-chose. Certains comparent McCarthy à Faulkner. Il est vrai que l’on est plus ou moins dans des régions qui se ressemblent, que le monde est aussi laid, sinon désespérant, dans les deux œuvres, mais pour moi, la comparaison s’arrête là. Je ne crois pas qu’elle soit très fondée.
En même temps que cette trilogie, je découvre un livre de Christophe Bardyn, Montaigne, la splendeur de la liberté, chez Flammarion. Un portrait remarquable qui bouleverse bien des idées reçues sur le sage Montaigne et son doux ami La Boétie. Mais je ne suis pas encore assez avancé dans l’ouvrage pour en dire plus.
Rien de neuf pour l’instant dans ce site, et je m’en excuse auprès de mes visiteurs réguliers. Mais qu’ils se rassurent : je pense ouvrir début juin une rubrique auto-édition, à l’espace « Manuscrits ». En faisant un peu de rangement dans mon ordinateur, j’ai découvert quelques textes, dont deux ou trois romans, en état d’hibernation. L’idée m’est venue de leur laisser voir enfin un peu de lumière. Le premier texte que je pense ainsi auto-éditer, gratuitement bien sûr, est un roman assez long, en deux parties. Rendez-vous donc début juin. D’ici là je pense compléter ma page Italie avec des photos de l’Etna, prises durant l’été 1968. Je les ai enfin retrouvées, un peu par hasard. Il s’agit de diapos dont la numérisation par mon photographe s’est révélée de bonne qualité.
Le tableau ci-dessous a été peint par mon frère Michel, décédé récemment. Il a passé sa vie à peindre des aquarelles et des huiles, sur les côtes normandes et dans le Var. Un hommage fraternel en passant, pour exorciser la peine.
Je n’ai pas avancé beaucoup sur ce site depuis quelques semaines. La raison en est due en partie à un voyage en Sicile, le troisième de mon existence. J’ai découvert cette île en juin 1968. Avec trois amis étudiants, nous en avions fait le tour en voiture. Des souvenirs précis m’en étaient restés, comme la montée, par grand grand beau temps, au sommet de l’Etna, tout près d’un cratère latéral qui crachait régulièrement et envoyait quelques bombes fort visibles sur les photos que j’en avais prises et que… je recherche sans succès depuis quelques semaines. Les temples d’Agrigente, de Sélinonte, de Ségeste avaient survécu dans ma mémoire de façon assez vague. J’avais en tête une sorte de paradigme du temple grec par excellence, le temple idéal, tout en équilibre, avec ses colonnes tapissées de ciel bleu. Était-ce Ségeste ? Agrigente ?
Les Grecs savaient placer leurs temples et leurs théâtres dans des sites magnifiques. Je pense au théâtre de Ségeste, perché sur sa colline d’où l’on aperçoit la mer, à celui de Taormine à qui la mer et l’Etna servaient de décor. À Taormine, malheureusement, les Romains, pragmatiques, ont construit des murs de brique pesants et du plus mauvais effet.
Depuis ce voyage initiatique de ma jeunesse, je suis retourné deux fois en Sicile, en septembre 2014 et en mai de cette année. J’ai choisi les lieux à visiter un peu en fonction de mes souvenirs qui associaient les objets et les ambiances. Comme pour Rome où je suis retourné il y a deux ou trois ans après y avoir vécu quatre ans, j’ai constaté qu’avec le temps, l’esprit réorganise fortement les lieux. En les revoyant, j’ai dû accepter l’évidence qu’ils n’étaient pas conformes aux souvenirs que j’en avais. L’esprit travaille, marie les ambiances et les objets, oublie des détails et même des aspects importants. Dans mon souvenir, certaines églises de Rome comme Sant’Andrea della valle, ou encore le palais Farnèse, étaient logés à plusieurs centaines de mètres de leur vraie localisation ! De Cefalù, sur la côte nord de la Sicile, j’avais uniquement gardé le souvenir d’y avoir pris un bain de mer. J’ai eu plaisir à visiter une jolie ville, que sans doute je n’avais pas vue par manque de temps, avec ses maisons des pêcheurs et son duomo normand. Et j’ai bouclé la boucle en prenant un bain sur la même plage que 47 ans auparavant.
La Sicile m’attire aussi par le fait que des chevaliers normands sont venus y fonder un Royaume, au XIIe siècle. Partis pour la croisade, ils reçurent mission de reconquérir l’île occupée par les Arabes. Les Arabes ont laissé de très belles empreintes dans le nom des villes (Marsala est le port d’Allah ; Gibellina est le petit djebel), dans les systèmes d’irrigation et dans les jardins si subtilement attirants. Les Normands eurent l’intelligence d’employer des ouvriers et des artistes arabes, ce qui produit un art arabo-normand d’une grande beauté. Le duomo et le cloître de Monreale, le duomo de Palerme et celui de Cefalù en sont de vibrants témoignages. La photo ci-jointe représente les maisons de bord de plage à Cefalù.
Publiée en octobre 2015, la Bible de Lucile, bien couverte par la presse, me vaut aussi quelques courriers des lecteurs, parmi ceux qui ont opté pour la lecture en continu de l’ouvrage, soit 1248 pages. Les lecteurs les plus assidus sortent de l’aventure au bout de quatre à cinq mois. Une belle performance. D’autres préfèrent ranger sagement le livre dans leur bibliothèque pour le ressortir de temps en temps et se concentrer sur un chapitre, au gré de leur intérêt du moment. Voici un commentaire d’une lectrice.